Pourquoi penser la Spiritualité ?

Faire de la spiritualité un sujet de recherche, c’est produire un discours d’explication et de clarification avec une volonté déclarée de faciliter l’accès à la réalité spirituelle.

Nous avons la certitude que la spiritualité musulmane est une spiritualité vivante du fait de la rigueur de son expression doctrinale et de ses structures initiatiques qui véhiculent un fond d’une richesse incomparable. Un discours se contentant de l’exhortation risque de n’être audible que chez ceux qui sont déjà prédisposés à l’entendre. Il faut donc un effort plus conséquent, capable de dégager les voies obstruées. Cet effort facilitateur d’accès –qui a aussi un objectif interne de faciliter de vivre sereinement notre spiritualité dans l’environnement agité qui est le nôtre — doit répondre à un double défi.

1. Dans les sociétés modernes, comme l’a souvent déploré René Guénon, l’homme voit ses facultés s’atrophier à tel point qu’il ne perçoit plus certaines réalités qui donnent sens à la vie. Beaucoup de musulmans sont loin d’être épargnés, bien au contraire leur handicap est doublé par le règne d’une lecture superficielle qui affaiblit considérablement leur réceptivité des riches enseignements spirituels de l’Islam.

2. Le deuxième défi est infiniment plus important par son contenu comme par ses conséquences. Il s’agit de l’apparition — notamment sous l’influence protestante — d’une théologie moderniste. Patrick Geay dévoile la motivation première de cette nouvelle ambition de l’idéologie moderniste : « A partir de Freud et surtout Jung, une herméneutique s’est progressivement constituée…. Une quête d’une science d’interprétation pouvant permettre à l’homme moderne, malgré son positivisme récurrent, d’accéder à une nouvelle forme de communication avec le sacré. »

Sous des angles différents, ce projet a été porté par plusieurs penseurs comme Paul Ricœur, Gaston Bachelard, Gilbert Durand et bien d’autres. Toutes œuvres avaient la même trame : une herméneutique psychologisante dans la tentative de régénérer l’homo-symbolicus mais exclusivement avec les codes de l’idéologie moderniste, ce qui a donné les conséquences suivantes :

-Faire de la psyché, surtout dans sa partie inconsciente, l’unique source de corpus symbolique, l’homme est donc bien enfermé à l’intérieur de ses propres limites mentales.

-Un constructivisme revendiqué, selon le fondement de la modernité entériné par Kant au moyen d’un concept d’appréciation transcendantale : l’objet n’est plus source de connaissance, il est construit par le moi transcendantal. Ce nominalisme moderne décrète donc qu’aucune réalité ne peut exister en dehors de l’esprit humain. Avons-nous donc besoin de souligner l’antinomie totale entre cette conception qui fait de la raison le seul générateur de la réalité, et le sens profond de la spiritualité qui fait, bien sûr, appel à la raison pour la mettre au service de la méditation visant à faire jaillir les sources de la sagesse et obtenir l’énergie primordial pour entamer son voyage initiatique. Patrick Geay met à nu cette contradiction d’une manière plus ferme : « comment accepter l’idée d’une efficacité spirituelle de l’initiation – ce qui suppose nécessairement la reconnaissance de son arrière-plan divin – et croire en même temps qu’elle est une forme d’expression culturelle de l’homo-sapiens. »

On ne peut qu’être d’accord avec Mircea Eliade qui décrit la psychanalyse comme une forme dégradée de l’initiation. Il faut dire que l’entêtement de la psychanalyse, et avant elle la philosophie, à investir le champ spirituel dénote une tentation obsessionnelle et permanente de remplacer la religion.

Avant d’arriver à la conclusion, je dois dire que l’ambiguïté et la confusion ont monté d’un cran lorsqu’à partir du début du siècle dernier, des orientalistes — le plus actif était Henri Corbin — ont commencé à faire entrer dans l’appareil conceptuel de l’anthropologie occidental plusieurs notions clefs de la spiritualité musulmane. Les spécialistes les font, bien sûr, passer dans le moule de la métaphysique tronquée de l’Occident et plus précisément celui de la psychologie profonde de Carl Gustav Jung (qui affirmait que des prophètes souffraient d’hallucinations) et que certains considèrent comme le restaurateur de la voie occidentale ; un comble !

On se retrouve ainsi avec un background où se mélange pêle-mêle soufisme, taoïsme, confucianisme, bouddhisme et je ne sais quelle autre croyance. C’est une caractéristique de « l’ère du vide » décrite par Lipovetsky où le devenir philosophique fut marqué dès les années soixante, par un syncrétisme généralisé. Le problème est que beaucoup de gens, en quête de sens, s’orientent vers cette tour de Babel spirituelle avec l’espoir de trouver ce qu’ils cherchent. Plus grave, certains thérapeutes se revendiquant de l’Islam, mais sans famille spirituelle, cultivent leur compétences et construisent leur démarches sans qu’ils prennent leurs distances avec ce mélange dangereux ; ils deviennent ainsi des véritables bucherons de nuit selon l’expression arabe.

La  spiritualité dans notre école n’est pas un discours, mais une institution et une réalité quotidienne qui a néanmoins besoin d’une belle littérature pour l’exprimer et faciliter son identification dans ce climat du marasme de l’âme selon l’expression de Chateaubriand.

Une belle maison aura toujours besoin d’un itinéraire bien matérialisé pour en faciliter l’accès.

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