Spiritualité : Un essai de définition (1/2)

Un besoin de spiritualité

On voit naître aujourd’hui un besoin manifeste de spiritualité. L’homme moderne, affolé, désemparé, cherche à redonner sens à son existence, ou à trouver, au moins, des espaces de paix pour son âme fatiguée. A défaut d’un modèle pour ré-enchanter le monde et lui redonner une orientation juste et pérenne, il ne reste à chacun que le choix individuel d’une expérience intérieure qui offrirait un peu de cette tranquillité, de cette sérénité dont notre époque est si pauvre.

Pour les uns, l’expérience de la spiritualité sera perçue comme illusoire ; ils s’abandonneront alors à un défaitisme où ne compte plus que le moment présent et la consommation des jours. Pour d’autres, la recherche d’une expérience intérieur se vivra dans les cabinets de psychanalystes, délaissant la question du sens de l’être au monde pour une exploration, certes pas complètement inutile mais ô combien limitatrice, des niveaux inférieurs de l’être (1). D’autres encore vont se jeter dans la bataille militante, dans l’effort pour la justice, repoussant la question de leur présence au monde, du sens de la vie, de la mort. D’autres, enfin, et c’est de ceux-là que nous voulons parler, chercheront à vivre cette expérience intérieure par le recours à la spiritualité.

C’est une des caractéristiques de notre époque, en effet, que cette floraison de propositions de modes de vie, de méthodes de bien-être, faisant référence de près ou de loin à la spiritualité. L’offre, en cette matière, explose. On ne compte plus les médecines dites alternatives qui se réclament d’un rattachement à une spiritualité… Des associations proposent des retraites, des séminaires… Jusqu’à la laïcité qui revendique une spiritualité sans référence religieuse.

Cette réalité foisonnante est-elle propice à générer un cadre sécurisant et surtout sainement efficient ? On voit, en effet, apparaître des phénomènes inquiétants, qui égarent la personne plus qu’ils ne l’aident. Notre société étant une société marchande, la spiritualité est aussi un enjeu commercial. Notre société vivant une perte de sens, certains investissent son champ afin d’acquérir un prestige, voire de dominer l’autre et de l’asservir. Il est, donc, plus que jamais urgent de faire un travail de clarification de ce qu’est la spiritualité, de ses objectifs, de ses fondements. Il devient nécessaire de travailler à la distinction entre spiritualités authentiques et spiritualités illusoires, entre spiritualités suffisamment complètes pour être efficientes, et spiritualités parcellaires, efficientes certes, mais seulement à un certain degré.

Besoin d’éthique, besoin de non-rationnel, besoin de bien-être.

Les différentes recherches, sociologiques notamment, menées autour de la question de la spiritualité montrent toutes que le besoin exprimé aujourd’hui dans ce domaine peut se résumer à trois besoins principaux : besoin d’éthique, besoin de bien-être et besoin de non-rationnel. Chacun de ces besoins est lié à un aspect du monde d’aujourd’hui. Et chaque personne, en fonction de son histoire personnelle, de sa situation sociale, de son environnement, va essayer de répondre à l’un ou l’autre de ces besoins. Les médecines et les thérapies alternatives répondent, pour la grande majorité, au besoin de bien-être, parfois au besoin de non-rationalité. Certains militants altermondialistes vont trouver dans certaines formes de spiritualités, outre une réponse au besoin de bien-être, une réponse aux questions relevant de l’éthique. Une certaine approche de l’écologie est pensée à partir de références spirituelles, etc.

A la réalité foisonnante des différentes voies spirituelles proposées fait, donc, échos la diversité des besoins à satisfaire. Or, dans le cadre d’une société marchande, les individus sont avant tout des consommateurs, avec pour crédo : le libre-choix. Le consommateur est invité à choisir parmi un panel de produits celui qui le caractérise, qui est l’expression de son identité (ici, nous entendons identité superficielle, égotique). Cette tendance se retrouve inévitablement dans l’expérience contemporaine de la spiritualité. Certains zappant d’une spiritualité à une autre en fonction des besoins vécus, d’autres ne prenant de leur spiritualité transmise, ou d’adoption, que ce qui les arrange à tel ou tel autre moment de leur existence.

L’expérience de la spiritualité aujourd’hui a toutes les caractéristiques de la modernité : relativisme (toutes les voies, les « offres » en matière de spiritualité, se valent – il n’y aurait pas une Vérité, mais des vérités), individualisme (chacun est appelé à faire son choix, le choix de la voie, de la méthode, la mieux adapté à son tempérament, sa personnalité, sa vision du monde), anti-traditionalisme (au sens guénonien du terme – les religions étant perçues comme contraignantes et rétrogrades, la spiritualité est alors définie comme une expérience indépendante des grandes Traditions religieuses), etc.

Compte tenu de cela, on pourrait être tenté de ne voir dans l’émergence spirituelle actuelle que l’expression circonstanciée de besoins propres à une époque et, du coup, être amené à dénier à la spiritualité tout lien avec une Réalité ou un Vérité, transcendante et transhistorique. C’est un pas que beaucoup franchissent, sociologues, historiens, psychologues… Or, ce lien est précisément ce qu’affirment l’essentiel des religions, les Traditions monothéistes, notamment, (mais pas exclusivement). D’un point de vue religieux, en effet, il n’y a pas de spiritualité accomplie sans réponse à la question de la Réalité ultime, sans réponse à la question de la Vérité (et donc sans une connaissance du devenir après la mort).

Y a-t-il une possibilité, néanmoins, de trouver un dénominateur commun à toutes ces expériences, un objectif, des fondements que nous aurions en partage, que nous soyons musulmans, chrétiens, juifs, bouddhistes, hindous, agnostiques, athées… ? L’Europe étant riche de sa diversité, trouver un dénominateur commun, travailler à une définition partagée de la spiritualité, est une nécessité afin de participer à l’établissement d’un vivre-ensemble serein, responsable et ouvert à l’autre.

Un dénominateur commun : la vérité ultime

Partant des trois besoins vécus aujourd’hui et qui motivent le recours à la spiritualité ainsi que du sens que les religions monothéistes donnent à celle-ci, il est possible d’identifier un premier dénominateur commun. Il s’agit de l’exigence de vérité. Nous entendons par « vérité » la conformité de l’idée avec son objet, la conformité de ce que l’on dit ou pense avec ce qui est réel. L’exigence de vérité est donc l’exigence, la recherche, d’une conformité de l’idée avec la réalité. D’un point de vue religieux, la vérité est la Vérité ultime, identifiée à Dieu, et elle est le terme de toute quête spirituelle. Pour les autres approches de la spiritualité, l’exigence de vérité est tout aussi manifeste. A y regarder de plus près, elle fonde en effet les trois besoins d’éthique, de non-rationnel et de bien-être(2).

C’est en effet le besoin de vérité qui est la source du besoin d’éthique actuel, que nous pouvons décrire comme la recherche d’une conformité au « bien (commun)» qu’il soit politique, social, économique, écologique, etc. Il n’y a pas d’éthique, au sens commun actuel, sans quatre notions fondamentales : le sens de la justice, la conformité de l’action au droit, et au bien commun, et la transparence dans l’action. Chacune de ces notions entretient un lien étroit avec l’exigence de vérité. La justice est dans son acception courante : « juste appréciation, reconnaissance et respect des droits et du mérite de chacun »(3). Pas de justice, donc, sans une conformité du jugement avec la réalité d’autrui. La première condition de la justice est la connaissance de la vérité des faits. La conformité au droit trouve sa source dans la recherche de la concordance de l’action individuelle avec les valeurs collectives (exprimées à travers des lois), et plus fondamentalement au principe d‘harmonie, donc d’équilibre, entre l’individu et le collectif. Un des premiers objectifs du droit est la régulation des rapports humains. Cette régulation ne peut être obtenue sans une connaissance de l’homme et de son milieu. Au niveau des principes, le droit, dont l’objectif est le bonheur des hommes, doit s’établir sur la conformité du jugement avec la réalité humaine et environnementale. Il en va de même pour la conformité de l’action au bien commun. Quant à la transparence dans l’action, dont la vertu qui la fonde est la véracité, elle n’est possible que par la conformité au droit, ou du moins à ce qui est communément admis comme juste. De manière générale, dans la mesure où il n’y a de conformité intentionnelle à une chose que par la connaissance de cette chose, le besoin d’éthique ne peut donc être apaisé que par la connaissance de ce qui est « bon » dans les différents domaines de l’existence individuelle et collective. Or ce qui est « bon » pour l’homme ne peut être connu que par la connaissance de ce dernier et de son environnement, donc par la conformité du jugement, de l’idée avec la réalité de l’homme et de son cadre d’existence.

Il en va de même pour le besoin de non-rationnel. La réalité ne se réduit, en effet, pas au seul monde visible et inclue ce qui n’est pas accessible par les sens. Le besoin de non-rationnel traduit la soif inextinguible de vérité qui est le propre de l’homme. Nous employons ici le terme de « non-rationnel » quoique nous devrions parler de supra- rationalité. Le non-accessible par les sens corporels n’est pas irrationnel ou non-rationnel, il obéit bien au contraire à une raison supérieure, qui est la même, quoique sur des modalités différentes, que celle qui ordonne le monde physique. Toujours est-il que nous maintenons le terme de non-rationnel, car, même si il peut induire une erreur de perspective, il traduit avec justesse une « fatigue » de l’homme moderne à l’égard des outils mentaux exclusifs du rationalisme.

Il pourra paraître plus difficile de voir derrière le besoin de bien-être, ce même besoin de vérité. Pourtant, c’est toujours bel et bien ce besoin qui fonde la recherche de bien-être, si présente dans nos sociétés modernes. La recherche de bien-être n’est en effet rien d’autre que la recherche d’une conformité à soi, d’un point de vue corporel et psychologique. Cette conformité présuppose une connaissance de soi, de sa réalité personnelle.

Il apparaîtra peut-être à certains lecteurs qu’une forme de renversement causal s’est opérée dans cette affirmation faisant du besoin de vérité le fondement des besoins d’éthique, de non-rationnel et de bien-être. Prenons, pour illustrer ce renversement apparent, le besoin de bien-être. Il semblerait en effet, à première analyse, que le besoin de conformité à soi, est, non pas le point de départ, mais le moyen permettant d’accéder à un bien-être personnel. Du point de vue le plus immédiat, c’est le processus qui semble avoir lieu. Je suis dans une situation de stress, de déséquilibre psychologique et corporel (le dernier révélant bien souvent le premier), je prends conscience que j’en suis là par ignorance de ce que je suis, de mes besoins psychologiques et physiques, et je cherche, alors, à vivre plus en conformité avec moi-même. Cette chaine causale semble conforme à la réalité. Or il n’en est rien, c’est bien le besoin de vérité, d’adéquation avec ce qui est, qui est premier. Lorsque ce besoin n’est pas satisfait, il génère aussitôt le sentiment de mal-être. Ce processus est le même pour les deux autres besoins. Tous les trois sont non des causes, mais les fruits de l’appel de la vérité à elle-même.

A ce stade, il nous est donc possible de proposer une première esquisse de définition de la spiritualité et qui serait : la spiritualité est la recherche de la connaissance de ce qui est, de ce qui est « vraiment » vrai, de la vérité. Le but de la spiritualité serait donc, compte tenu de ce que nous avons dit plus haut de la vérité, la recherche de la conformité de l’idée, ou de la connaissance, à la réalité. Il n’échappera à personne que cette définition ne se différencie pas de la philosophie ou de la science et que, par ailleurs, il y manque un aspect méthodologique et pratique essentiel. L’expérience commune distingue science, philosophie et spiritualité, même si ces trois disciplines se rejoignent en plus d’un point.

(1) « A force d’aller au fond des choses, on y reste » disait Jean Cocteau.

(2) A ceci près que pour une vision athée du monde, la vérité ne s’identifiera pas nécessairement avec l’idée de bien, la réalité – toute contenue dans le monde physique – n’étant ni un bien ni un mal.

(3) « Le Petit Robert 1 », 1987.


Première parution le 27/10/2010

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Bouton retour en haut de la page