La spiritualité comme désir de ce qui est (2/3)

Le désir est désir du manque

Venons-en, maintenant que nous avons explicité notre choix du mot désir dans notre définition de la spiritualité, à un éclaircissement du terme. Le désir est communément défini comme la recherche de la réduction d’une tension issue d’un sentiment de manque. On ne désire donc que ce dont on manque. Selon cette perception le sujet désirant ne peut chercher qu’à satisfaire son désir ; cette satisfaction étant censée lui procurer un plaisir intense, une jouissance, un bonheur.

 

D’un point de vue psychanalytique, ce qui est visé dans le désir, en dernière analyse, c’est la jouissance[1] que l’on pourrait décrire comme une « présence immédiate », une « complétude » et que J. Lacan, après S. Freud, nomme « La Chose » (das Ding), autrement dit : cela qui ne peut être nommé.

Cette conception du désir fait que, dans la mesure où la jouissance se porte sur des objets phénoménaux qui ne sont pas à proprement parler l’objet du désir, le sujet désirant ne peut qu’être confronté à l’insatisfaction. Mais, paradoxalement, c’est cette insatisfaction qui permet de relancer le désir en l’homme.  En effet, si La Chose était quelque chose dont on pourrait jouir, il n’y aurait plus de désir. Afin de comprendre cet apparent paradoxe selon lequel l’homme ne peut jouir de cette jouissance qui est l’objet réel de son désir, il faut rappeler que, d’un point de vue psychanalytique, le désir de l’homme, dans la mesure où celui-ci est un être parlant, ne peut se faire que sur le mode symbolique du langage. Or La Chose étant cela qui ne peut être nommé, elle ne peut que demeurer innommable donc inatteignable. Parce que les objets phénoménaux peuvent être « dits », ce sont eux qui sont recherchés alors qu’en réalité c’est la jouissance qu’ils procurent qui est l’objet réel du désir, jouissance qui, elle, ne peut être nommée. La Chose est donc  une « béance » et chaque objet désiré est nécessairement insatisfaisant. Ainsi le désir est-il constamment relancé vers un autre objet par la dynamique dont procède La Chose. Ce vide impénétrable de La Chose, ce manque perpétuel est donc constitutif du désir.

Ce qui fait dire à J. Lacan : « Le désir du désir, c’est le manque ». Il ne saurait, en effet, en être autrement car sinon le désir désirerait, à travers sa satisfaction, sa propre fin, or le désir ne peut désirer de son propre chef sa propre fin. Par nécessité, le désir réel du désir n’est donc pas l’état de satisfaction mais l’état de manque. Et cela ne peut être possible que si l’objet réel du désir est inaccessible, indiscernable, indicible.

La psychologie va placer cet objet inaccessible dans le passé de la personne. Première réponse : l’objet perdu serait l’intensité de notre première source de satisfaction (la première tétée, par exemple). Deuxième réponse : l’objet perdu serait le contexte de cette première source (le contexte de la première tétée). Troisième réponse, plus explicite : l’objet perdu serait la vie intra-utérine.

Ces réponses fondent l’analyse selon laquelle le désir du divin ne serait, dans le fond, que la sublimation de ce désir de l’objet perdu, et donc inaccessible, inscrit dans la mémoire de tout un chacun. Pour un certain discours, Dieu n’est qu’un autre nom de cette « béance », et la nostalgie du divin rien d’autre qu’une reformulation de la nostalgie de cet état intra-utérin ou de la première source de satisfaction.

Ces interprétations touchent très certainement des aspects essentiels de la dynamique désirante de l’homme, mais elles laissent en suspens plusieurs problèmes. Le premier est la notion de première source de satisfaction. A quand la faire remonter ? Deuxième problème, ce raisonnement postule l’existence de deux types d’état : un état de souffrance et un état de satisfaction qui seraient distincts l’un de l’autre. L’un faisant suite au second ou vice-versa. Cette vision dualiste ne tient aucunement compte du caractère non-homogène de tout ce qui relève de la nature (choses, êtres, sentiments, etc.). La souffrance n’est jamais absolue (ou totale) et il en va de même pour la satisfaction. Concernant cette dernière, sa première imperfection est son caractère impermanent. Quand bien même l’expérience de cette satisfaction primordiale aurait été telle que le sujet l’ait vécue comme comblant absolument tous ses manques[2], elle sera néanmoins toujours marquée du sceau de l’impermanence. Elle ne peut donc n’être perçue que comme relativement satisfaisante, puisque incomplète. Cette source primordiale de satisfaction ne peut donc qu’être imparfaite. A ce titre, on ne voit donc pas très bien comment elle pourrait être à ce point désirée. Qu’elle puisse être source de nostalgie, éveiller des sentiments divers, certes… mais qu’elle soit la source de cette dynamique si essentielle et si proprement humaine qu’est le désir, voilà des conclusions bien hâtives et quelque peu forcées.

Si nous rejoignons la vision lacanienne qui lie désir et manque, nous pensons néanmoins que l’origine de cette jouissance recherchée à travers les objets phénoménaux ne trouve pas sa source dans un état de satisfaction matérielle quelconque, comme la psychologie le pense, et surtout nous ne faisons pas du manque le but du désir (« le désir du désir est le manque »[3]). Nous pensons qu’effectivement la loi du désir veut que celui-ci ne puisse porter que sur un objet inaccessible mais nous devons rajouter à ce principe trois éléments corrélés : la dynamique désirante n’est possible, tout d’abord, que si la proximité avec l’objet « perdu » originel peut procurer un état de satisfaction globale de l’être, que si l’existence d’un tel état est connue[4], ensuite, et, enfin, que si cette satisfaction possède les deux caractéristiques suivantes, qu’elle soit globale (qu’elle implique tout l’être) et qu’elle ne soit pas entachée d’impermanence[5]. 

Ceci nous permet de dégager la loi du désir suivante : pour qu’il y ait désir, il faut, d’une part, que l’objet originel qui a procuré la satisfaction primordiale, et qui est ce que le désir cherche à atteindre, soit, du point de vue de son essence, inaccessible, mais il faut aussi que la possibilité d’une satisfaction globale et permanente existe et soit connue. Dit en quelques mots : tout désir n’est en fait que le seul désir, toujours relancé, de cet objet inaccessible dont il est connu, avec certitude[6], qu’il procure le bonheur parfait. Pas de désir sans inaccessibilité de cet objet réputé procurer la satisfaction intégrale de l’être.


[1] Et non l’objet censé procurer la jouissance.

[2] On ne voit pas comment, de ce point de vue, la première tétée pourrait combler tous les manques. Elle comble un  manque alimentaire et affectif indubitablement mais on ne peut rien dire des manques d’une autre nature. De même l’état de fusion avec la mère dans la période intra-utérine n’est pas exempt de souffrances, d’anxiété.

[3] Cette vision est à situer dans un contexte philosophique marqué par le matérialisme et le nihilisme. Certes, J. Lacan indique ici quelque chose de fondamental et qui est que pour qu’il y ait dynamique du désir il faut quelque part que l’insatisfaction soit constamment maintenue, mais il va radicaliser sa position en affirmant, en quelque sorte, qu’il n’y a, en réalité, rien à désirer, ou plutôt qu’il est vain de croire que le désir pourrait être satisfait. Néanmoins, cela pose le problème du premier moteur du désir qui a bien dû, à un moment ou à un autre, « lancer » le désir. Le manque ne peut être ce premier moteur puisqu’il est, par nature, manque de quelque chose. Le manque n’a pour fonction que de relancer la dynamique désirante. La psychologie, quant à elle, va proposer comme premier moteur du désir des causes physiologiques.

[4] Nous reviendrons ultérieurement sur cette notion. Il faut, nécessairement, que le fait que la proximité de l’objet originel puisse procurer une jouissance permanente et globale soit connu et non supposé. Il ne peut s’agir d’une croyance mais d’une certitude, quelque soit la perception que l’on ait de cette certitude. Il faut que la proximité avec l’objet originel ait été vécue.

[5] Il pourra paraitre contradictoire de parler d’objet « perdu » originel et de satisfaction pérenne. Si la proximité avec l’objet a été perdue, la satisfaction n’a pu être qu’entachée d’impermanence, du coup elle faillit à l’une des règles énoncées plus haut et qui est constitutive du désir. Nous reviendrons sur cette apparente contradiction ultérieurement.

[6] Cette connaissance n’est pas nécessairement « connue » par le sujet conscient. Elle peut avoir été « oubliée », avoir été « refoulée », avoir été niée, mais elle demeure inscrite en chacun.

 

 

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