Raison, Cœur et Révélation chez Abessalam Yassine

Chaque année, à l’approche de la commémoration du retour auprès de Dieu du Professeur Abdessalam Yassine, se pose la question de son héritage, tant d’un point de vue pratique que théorique.

Il est difficile, dans le cadre d’un article, de traiter de cette question de manière approfondie et exhaustive, tant l’œuvre d’Abdessalam Yassine est polymorphe, multidirectionnelle, transgénérationnelle. Nous avons donc décidé de nous concentrer sur l’axe de cet héritage qui nous semble le plus crucial dans le contexte de la modernité. Nous avons la conviction que dans l’état actuel de la pensée occidentale, aucun changement majeur ne peut être envisagé sans que cet axe ne soit abordé. Nous voulons parler des relations entre la raison, le Cœur et la Révélation, de leurs places respectives, leur finalité et leurs limites dans l’accomplissement humain, ou, dit en d’autres mots, dans la réalisation spirituelle.

Il n’est pas toujours facile, dans le contexte de la modernité (et de la postmodernité), d’appréhender à sa juste mesure la nature de la relation qui lie, dans la religion musulmane, les concepts de Raison, de Cœur et de Révélation. Le principal obstacle réside dans la définition que donne la modernité de ces trois concepts ainsi que dans l’usage qu’elle en fait. L’histoire de la pensée occidentale depuis Descartes, ainsi que le contexte actuel, globalement hostile à l’islam, rendent extrêmement difficile toute entreprise de clarification de ces trois notions, telles qu’elles se présentent dans la religion musulmane, et a fortiori dans l’œuvre d’Abdessalam YASSINE. Certes, cette difficulté ne se rencontre pas qu’en-dehors de la pensée musulmane. Certains penseurs de tradition musulmane ont été influencés par la vision occidentale moderne de ces trois notions. Néanmoins, lorsqu’A.YASSINE entreprend son œuvre, il est en droit de penser que l’adhésion, de la part de son lectorat musulman, à son travail de clarification de ces notions sera, relativement, aisée. Celles-ci, et notamment la notion de Révélation, même si elles ont pu faire l’objet de redéfinitions modernes par certains intellectuels, conservaient un contenu clair et conforme aux enseignements de l’Islam. Certes, l’influence de la modernité sur la pensée musulmane a été profonde (et elle l’est toujours), mais elle ne l’a pas été au point d’en avoir modifié les fondements et les finalités. L’apport d’A. YASSINE à la redéfinition, sur base du Coran et de la Tradition prophétique, des notions de raison, de cœur et de Révélation, ainsi que de leur relation, était donc, compte tenu de cette résilience conceptuelle musulmane, promis à un accueil relativement favorable, et aura, très certainement, avec le temps, un impact durable et profond. C’est un des aspects les plus essentiels de son héritage.

L’œuvre d’A. YASSINE est une œuvre entièrement tournée vers l’accomplissement humain, dans cette vie et dans la Vie Dernière. Dans le contexte moderne, cet objectif se heurte à un obstacle de taille : il s’agit de la définition que donnent les modernes de la raison. Aussi, A. YASSINE va-t-il s’attacher à la redéfinir. La question de la raison est, en effet, dans son œuvre, déterminante. Tout l’enjeu de cette notion est lié à la question de l’adéquation de la méthode à l’objet de recherche et à ses buts, en l’occurrence le Coran et la connaissance de Dieu. Cette question de méthode, A. YASSINE la pose de manière extrêmement claire dans son livre « La méthode prophétique », dans le chapitre consacré au cinquième affluent de la foi, au sous-affluent intitulé « Les sources, la raison et la volonté» (An-naqlu wa-l-‘aqlu wa-l-irâda).

On peut, en effet, y lire cette interrogation, relative à l’application du Livre de Dieu et de la Tradition de Son Messager (Paix et bénédictions sur lui) : « Avec quelle raison et avec quelle volonté sommes-nous prêts à les mettre en pratique ? ». A. YASSINE, dans ce court passage de « La méthode prophétique », rappelle que pour tout Musulman, ou organisation musulmane, engagés dans le travail islamique d’appel à Dieu, la référence demeure le Livre de Dieu et la Tradition de Son Prophète. Invariablement, en effet, la réponse à la question des sources sera : le Livre de Dieu et la Tradition de Son Prophète. Cependant, dès lors que l’on descend sur le terrain des dures réalités, dans le champ tumultueux et passionnel de la vie politique, économique, sociale, on constate, tout aussi invariablement, un écart entre les principes énoncés dans ces deux sources et leur mise en pratique. En se demandant « Avec quelle raison et avec quelle volonté sommes-nous prêts à les mettre en pratique ? », A. YASSINE pose donc la question du point de vue et la circonscrit à deux notions fondamentales : la raison et la volonté. La raison relevant du domaine de la connaissance et la volonté du domaine de l’action. Afin que soit réalisée cette application fidèle du Livre de Dieu et de la Tradition de Son Prophète, A. YASSINE pose, en rapport à la notion de raison, deux conditions préalables : analyse de notre conception de la raison et vérification de sa conformité à ces deux sources.

La première notion, nodale, stratégique, que va donc, dans cette perspective, déconstruire  A. YASSINE est la notion de raison, prise dans son acception philosophique et scientifique. A. YASSINE va commencer par rappeler que la raison n’est qu’une faculté secondaire, au champ d’application limité. « A la raison sont données les capacités de découvrir les lois qui président au fonctionnement du créé sensible », écrit-il dans « La Révolution à l’heure de l’Islam » (1)

De ce point de vue : « Pour élaborer un modèle de société, d’organisation de l’Etat plus bénéfiques, moins mutilants, et pour négocier, à travers le réel dur et les résistances du monde, (…) la raison est l’irremplaçable maître d’œuvre… ». A la condition, néanmoins, qu’elle consente à : « … recevoir ses instructions du supra-rationnel qui la dépasse ». Pour A. YASSINE, la raison, si elle n’est pas reliée à cette faculté de connaissance supérieure qu’est le cœur, ne peut avoir accès au supra-rationnel, qui seul compte. Or, si ce lien est coupé « Les explications que la raison philosophique et scientifique échafaude, nous dit A. YASSINE, concernant les origines de l’homme, les mystères de l’univers et de l’âme humaine, restent superficielles (…) ». La raison, « qui est l’instrument construit et conditionné pour saisir le monde selon ses apriori internes et les nomos de l’univers », dès lors qu’elle se dérobe aux lumières du cœur, « renvoie dans les zones de l’absurde tout ce qui ne s’aligne pas sur sa logique ». En effet, « … cette raison tombe souvent sous l’emprise de l’égo et devient alors l’instrument qui restructure le monde-lieu-d’épreuve en monde-sans-signification. Le positivisme rationaliste réduit le réel aux portions congrues du sensible et de l’observable. La Raison philosophique construit des systèmes de l’absurde. La Raison scientifique athée nie Dieu dès lors qu’elle ne peut l’observer sur la lame de ses microscopes. Cette Raison impérialiste s’appuie sur l’existence simultanée de l’harmonie merveilleuse au sein de la nature à côté de la dysharmonie déconcertante pour conclure à l’absurdité de tout cela. »

Le constat qu’A. YASSINE fait de la modernité occidentale, en rapport avec la raison, est, dans cette perspective, sévère. Il écrit : « (…) la raison a une longue histoire avec les religions, un contentieux lourd et elle attribue ses succès éclatants, mais qui conduisent l’humanité au gouffre, à sa libération du joug de l’Eglise. Eglise s’écrit en majuscules comme Raison qui lui a déclaré la guerre il y a trois siècles en Occident ». Si la raison peut être orientée c’est que pour A. Yassine, elle est une faculté intermédiaire. Ce statut particulier, et limité, de la raison fait qu’elle doit, pour être mise en œuvre pleinement, et correctement, tenir compte du créé tout en restant relié à Dieu. C’est à cette seule condition que la raison est utilisée selon sa nature, qui est d’écouter le message du cœur. « Une raison raisonnable, écrit A.YASSINE, arrive à connaître ses limites et à l’avouer. Elle peut alors écouter le message du cœur et en faire son profit.» (2). On ne saurait, donc, parler valablement de raison sans l’articuler à la notion de Cœur et sans la subordonner à l’instance supérieure de l’Esprit, au sujet duquel A. YASSINE écrit qu’il est « notre être vrai au-delà des formes et des couches physico-psycho-humaines » et qu’il « ne se manifeste à nous que si par la lumière du cœur nous transperçons la ténèbre composée de nos obscurités psychiques plongées elles-mêmes, par le corps, dans l’obscurité du monde phénoménal. » (3) Or seul le cœur, pour A. YASSINE, peut avoir accès au domaine de l’Esprit. Il écrit « Le créé immatériel, moral et spirituel est perceptible au cœur. » (4); et au sujet de la différence entre le cœur et la raison : « Au cœur sont révélés d’autres principes dont la raison peut constater la présence non comprendre la raison et la fonction par ses propres moyens. » (5)

Cette critique de la raison, qui amena A.YASSINE à divorcer « d’avec l’impérialisme rationaliste » ne le conduit pas, néanmoins, à la rejeter. Ce que la langue appelle « raison », dit-il encore dans « Le Livre du Bel agir » (6), nous est un outil très précieux et un joyau très cher par lequel se distingue l’Homme de l’animal. Mais ce que le Coran appelle « raison », c’est l’implication de la raison au service du cœur et de ses orientations vers Dieu Très-Haut ».

Le cœur, dans l’œuvre d’A.YASSINE, est donc l’instance par excellence d’intellection et de réception des réalités supérieures.

Afin de mesurer l’importance de cette part de l’héritage d’Abdessalam Yassine, il nous faut, désormais, aborder les liens qui unissent raison, cœur et Révélation. Les réalités supérieures, dans les conditions de vie de ce monde ci, ne sont pas d’emblée accessibles. La raison a donc besoin d’une impulsion qui l’oriente vers le Transcendant et l’invite à s’ouvrir à la connaissance par le cœur. Cette impulsion doit parler son langage ; c’est-à-dire emprunter certains de ses outils : une langue parlée, un discours construit, un sens déductible, des références au monde, à l’Histoire… La Révélation joue ce rôle. Le professeur A. YASSINE écrit dans « La Révolution à l’heure de l’Islam » : « La révélation reçue par le Prophète fait appel à la raison pour que celle-ci, découvrant ses limites, se mette à l’écoute de la vérité. » (7) C’est la fonction première de la raison qui est, ici, désignée : « L’homme naît équipé de l’appareillage sensoriel et, plus tard, de la raison nécessaire pour voir, réfléchir et capter le Message répondant à la question primordiale naturelle enfouie en son cœur. » (8) Introduisant « La révolution à l’heure de l’Islam », A. YASSINE présente ainsi ses intentions : « En insistant sur un engagement et sur une expérience de Dieu, je prépare le lecteur à s’ouvrir à l’enchaînement discursif qui occupe la raison pour percevoir en profondeur le message de sens qui préoccupe le cœur de quiconque a le courage de poser à soi-même la question centrale de la signification de tout cela. » (9)

Cette disposition de l’être humain à intégrer les deux aspects de la raison et du cœur, A.YASSINE la désigne du concept coranique de « fitra », qu’il traduit par « innéité » : « Innéité est le mot par lequel je traduis la notion coranique de fitra. Il faut entendre par fitra l’état premier d’intégrité de l’homme dans ses deux capacités de raison, instrument d’investigation du réel extérieur et du cœur, récipient de sentiment, miroir de vérité. » (10) Cet état d’intégrité est à rapprocher, quant au modèle primordial, de la notion d’état adamique et, quant à la finalité en termes de réalisation, de la notion « d’homme accompli », « al-insânou-l-kâmil » de la tradition islamique, ou « homme universel ». La Révélation constitue donc un pont entre raison et cœur afin de réveiller l’innéité primordiale qui « est élan direct et quête immédiate du Créateur » (11), là où « l’intuition des philosophes tourne autour de l’univers créé comme on tourne autour du pot. » (12) ; Révélation et fitra convergeant quant à leur objet : « La Science que le Coran enseigne et que la fitra primordiale peut capter le plus naturellement du monde est que je ne suis pas là par hasard et pour rien. » (13)

Dans « Le Livre du Bel Agir » au chapitre « Faire entendre l’innéité », A. YASSINE écrit : « Dieu a décrit les impies rebelles à la révélation comme étant “Sourds, muets, aveugles, incapables donc de raisonner.”(Sourate 2, verset 171). La raison saine, telle qu’elle est décrite dans le Coran demande la soumission à ce qu’a entendu l’oreille du cœur, (…). Comment pourrait-on s’instruire dans les sphères de la foi alors que l’oreille du cœur est sourde à la révélation, (…). » Toujours dans le même chapitre, A. YASSINE, précise sa pensée : « La raison humaine est incapable d’acquérir la connaissance de Dieu, du monde invisible et de la vie dernière. Le plus haut point que puisse atteindre cette raison, si elle est sage et philosophe, c’est de conclure à l’existence obligatoire d’un Créateur du monde ; ceci, étant donné la règle qui veut qu’à chaque ouvrage incombe un artisan. Par contre, connaître les attributs de ce Créateur, Ses actes, Ses décrets, les subtilités de Sa création du monde présent et futur, cela n’est réalisable que par le canal de l’écoute et de l’accueil de la voix prophétique, traduction de la révélation. Nos savants ont d’ailleurs appelé les informations coraniques concernant le dogme les “sam’iyyates” (les entendues) ».

Cette science que dispense la Révélation est la connaissance par excellence. « La seule source d’information qui reste, écrit A. YASSINE, est la Révélation. Elle seule peut nous aider à poser les questions existentielles correctes et à y répondre (…) » (13) Elle nécessite, pour sa réception, des hommes accomplis : les Messagers. Voilà établi le lien entre raison, Cœur et Révélation. On conçoit bien l’importance que revêtent cette lecture et cette compréhension de ces trois notions coraniques. Elles sont les outils indispensables à qui veut reconsidérer et déconstruire les catégories de pensée de la modernité occidentale, éclairer l’histoire de cette pensée et de ses conséquences sur les plans politiques, humains, économiques, etc. C’est cette compréhension, par sa radicalité (littéralement : qui envisage la racine même d’un problème), qui peut donner les clefs du changement de paradigme nécessaire au redressement de l’humanité, à la réappropriation, pleine et entière, de ce qui ce qui en constitue la finalité : la connaissance du Créateur.

(1) YASSINE (A.), La révolution à l’heure de l’Islam,

(2) YASSINE (A.), La révolution à l’heure de l’Islam,

(3) YASSINE (A.), La révolution à l’heure de l’Islam

(4) Id. Supra.

(5) Id. Supra.

(6) YASSINE (A.), Kittabou-l-Ihssâne, tome I, p.304

(7) YASSINE (A.), La révolution à l’heure de l’Islam,

(8) YASSINE (A.), La Révolution à l’heure de l’Islam

(9) YASSINE (A.), La révolution à l’heure de l’Islam,

(10) YASSINE (A.), La révolution à l’heure de l’Islam

(11) YASSINE (A.), Islamiser la modernité, p.219

(12) Id. Supra. xiii YASSINE (A.), Islamiser la modernité, p.303

(13) YASSINE (A.), Islamiser la modernité, p. 216

2 commentaires

  1. Merci pour ce partage cher François. Pouvez-vous me dire si un projet de traduction en français du Livre du Bel Agir de Monsieur Yassine, que Dieu lui Accorde La Plus Belle de Ses Miséricordes, est à l’étude svp ?
    Si oui, pour quand en prévoit on la sortie ?

  2. Du fin fond de son assignation à résidence et de sa privation de liberté, Monsieur Yassine, Ce Grand Homme, que Dieu l’Agrée et lui Accorde La Plus Belle de Ses Miséricorde, a bien mieux compris et bien plus parlé à l’homme d’ici que des millions de péquins qui vivent, eux, bel et bien ici depuis des lustres, qui pleurnichent sans cesse pour un oui ou pour un non et qui ne sont toujours pas foutus de comprendre comment l’homme d’ici fonctionne.
    Je ne veux pas me montrer injuste mais un peu de bonne volonté ne fait pas toujours de mal pour peu qu’on en soit un peu dispose.
    Dieu Sait Mieux.

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