Affaire Benalla : Une fronde inattendue à défaut d’une révolution redoutée

« Est-ce une révolution ? »

« non monsieur le Président, c’est une Fronde ! ».

Dialogue, imaginaire, ou presque… 

L’affaire bruisse de mots, images et de sens. Elle fait sens, par ses signifiants et par ses signifiés. Par son insignifiant aussi, l’homme en question, Alexandre Benalla, pris dans des rets de pouvoir qui le dépassent sans doute, prétexte à autre chose. Une affaire métonymique, de celle qui montre le signe pour la chose, la conséquence pour la cause, l’affaire pour le pouvoir macronien et les oppositions qu’il suscite.

L’ordre du récit se dévide en indignations, enquêtes, bons mots sur les réseaux sociaux, révélations à tiroirs, secrets ou à découvert. En face, c’est-à-dire à l’Elysée, on a d’abord opposé le silence, ou des mots qui tombent au compte-goutte, alors que la presse attendait le mot du monarque, jusqu’alors si prolixe. Puis sont venus les paroles devant un auditoire déjà conquis, « S’ils cherchent un responsable, le seul responsable c’est moi, et moi seul. Qu’ils viennent me chercher ». Rodomontade pour un président de toute façon constitutionnellement irresponsable, contre un « ils » indéfinis, qui semble désigner, pêle-mêle, les journalistes, les parlementaires, les juges peut-être…Les importuns en somme qui ont l’outrecuidance d’interroger et « d’arrêter le pouvoir ».

Il ne s’agit pas d’interpréter mais d’émettre des hypothèses, suivre des pistes de réflexions à peine esquissées, et qu’il ne faut pas forcer. Le décor en est simple : un manifestant « molesté » comme dit la presse pudique, tabassage au vu des images, lors de la manifestation du 1er Mai. Images qui ont tourné dès le lendemain -le 2 mai donc-, sur les réseaux sociaux, mais passées indifféremment partout ailleurs.  Seule l’indignation, de plus en plus essoufflée, de ceux qui constatent une flambée récurrente des violences policières durant les manifestations. Hors de ces cercles donc, rien du côté de la presse mainstream qui semble, soit-dit en passant, avoir parfaitement intégré la banalité de ce mal français.

Le Monde révèle ensuite, au bout de 2 mois et demi, que la brute casquée, au milieu d’autres brutes au brassard orange, s’avère être un proche d’Emmanuel Macron. Plus précisément chargé de sa protection. Un titre indéfini d’« adjoint au chef de cabinet » du président, mais absolument pas policier de son état. Malgré le brassard ; malgré les voies de fait.

Pourtant, ce 1er mai, il semblait disposer d’une autorité suffisante, sinon légale, du moins comminatoire, pour ordonner l’arrestation du jeune homme dûment tabassé par ses soins. Puis pour mener, en quelques gestes directifs, les opérations à la Contrescarpe

Arborescence

Depuis, l’affaire s’éparpille en arborescence. S’en sont suivies des révélations sur Alexandre Benalla : privilèges matériels, privilèges d’autorité, carte d’accès au cœur du pouvoir et espace de décision, voiture de service ou de fonction, secret défense, port d’armes, galons de lieutenant-colonel. Faits du prince et éléments troublants.

S’en sont suivis les explications embrouillées d’un porte-parole élyséen aussi confus sur la « suspension » d’Alexandre Benalla que sur l’effectivité de celle-ci ; des auditions parlementaires où l’on comprend que les dits parlementaires, censés contrôler l’action gouvernementale, ne semble puiser leurs informations dans la presse, comme le premier quidam citoyen venu. Un ministre de l’Intérieur, imprécis ou matois, qui semble être très mal renseigné ou alors bien décidé à ne pas porter le chapeau. Un ministre flottant pour qui c’était à l’Elysée ou à la préfecture de saisir la justice. Un préfet qui refuse aussi de jouer le fusible, et affirme que « M. Benalla n’était pas sous mon autorité », tout en dénonçant, face aux parlementaires, « des dérives individuelles inacceptables, sur fond de copinage malsain ». Un directeur de l’ordre public qui après avoir certifié que l’ex-collaborateur d’Emmanuel Macron avait participé à des réunions préparatoires à des déplacements entre le 2 et le 18 mai, dates auxquelles il était censé avoir été suspendu par la présidence de la République, se rétracte le lendemain.

Hypothèses

Posons une première hypothèse : l’affaire Benalla n’est pas le début d’une fronde. Elle est le résultat d’une fronde silencieuse qui couvait peut-être depuis quelques temps. Elle est le jaillissement d’oppositions souterraines longtemps silencieuses. Le signe d’un trop plein. Une admonestation aussi.

Côté peuple, la fièvre sociale est, sous ce pouvoir, pour le moment dûment étouffée à coups de manifestations brutalement contenues, arsenal répressif auquel l’incorporation de mesures de l’état d’urgence dans le droit commun donne une amplitude renforcée.

Mais à force de vouloir contenir tout élément révolutionnaire, fièvre sociale, mouvements sociaux, Emmanuel Macron n’a peut-être pas vu que l’opposition viendrait d’ailleurs. Car la fièvre contestataire et frondeuse est venue des corps constitués, des corps institués. Ceux qui ont, historiquement, construit et constitué l’Etat français. Une fronde des structures étatiques, telle que l’avait connue Louis XIII et qui marqua si profondément le futur Louis XIV, modelant sa façon de régner. Historiquement, la Fronde est la cristallisation du mécontentement des grands corps constitués : fronde des magistrats, fronde des parlementaires et fronde des Grands, convergences des colères, sentiment d’humiliation et désir de protéger les privilèges menacés par la morgue de la monarchie absolue naissante.

Emmanuel Macron a été propulsé dans la vie politique française avec la bénédiction et l’onction de puissants parrains, la plupart issus des milieux d’affaires. Certes, avant toute élection démocratique, il avait déjà obtenu l’adoubement des milieux financiers, du patronat, des patrons de presse. L’élection n’est venue que dans un second temps légaliser, « démocratiser », couvrir d’un voile uniforme, une ascension vers le pouvoir qui avait commencé bien en amont. La lente montée en présence, puis en omniprésence médiatique, la création des limbes d’un parti qui s’est vite avéré une coquille vide, tout cela ne doit pas faire oublier le caractère construit de cette candidature, puis de son élection. Si la Vème République a voulu faire de l’élection présidentielle la rencontre d’un homme et du peuple, pour Emmanuel Macron, jamais cela ne fut plus éloigné de la réalité.

Cette affaire interroge également une Vème République née sur les fonts baptismaux des fracas de la guerre d’Algérie, régime d’exceptions où le corsetage de la société civile a été institutionnalisé, notamment par ce monarque élu et son « bon plaisir » constitutionnalisé. La Vème République, golem institutionnel, s’avère dans cette affaire aussi, ce « monstre inconcevable en morale et en politique » que dénonçait Robespierre, exécutif hypertrophié qui dit  que « la nation n’est rien, et qu’un seul homme est tout ».

A sa volonté de puissance s’est opposée, et cette affaire l’illustre, une autre puissance, une autre logique, celle de la puissance propre de l’Etat, équilibre scellé depuis des siècles entre ces corps constitués, véritable structure et architecture de l’Etat. Il a pu penser créer « un nouveau monde » mais a certainement sous-évalué les freins et l’opposition de l’ancien monde. L’appareil d’Etat est venu là le lui rappeler.

Emmanuel Macron a-t-il cru pouvoir faire fi de tout cela ? Cette affaire Benalla doit-elle servir de coup de semonce à ce jeune président hors-sol, à qui ce caractère flottant a pu servir lors de son accession au pouvoir et qui souffre désormais de cette absence d’ancrage dans l’humus du pouvoir réel français ? Autrement dit, ce coup de semonce traduit-il comme une guerre larvée entre le président et les corps constitués ?

Là où il a fait preuve d’arrogance est qu’il a pensé continuer à contourner, par le seul moyen des forces qui l’ont coopté, par la seule onction de l’élection puis par la seule magie de son verbe, les équilibres étatiques, les allégeances qui se tiennent et maintiennent l’Etat. Les superstructures diraient les marxistes, les formes politiques et juridiques qui composent l’état, « communauté illusoire » pour Marx, certes, mais qui matérialisent pourtant très réellement le pouvoir.

La fronde de la police ?

Y-a-t-il là traduction d’une guerre sourde avec l’institution policière. Emmanuel Macron a marqué son entrée en fonction par une humiliation publique d’un autre corps institué, celui de l’armée. Il y a tout juste un an, Emmanuel Macron exécutait, manu militari, devant un devant un parterre de militaires, d’industriels et d’invités internationaux, le chef d’état-major des armées, le général Pierre de Villiers. « Je suis votre chef » avait-il affirmé, ajoutant, le menton martial, « Je n’ai à cet égard besoin de nulle pression et de nul commentaire ». Le président fraîchement élu faisait référence aux critiques du chef d’Etat-major de l’annonce par Bercy d’une réduction des crédits de 850 millions d’euros en 2018.

Or, on apprend qu’Alexandre Benalla  supervisait avec Ludovic Chaker, le projet de réforme » « visant à remplacer les gendarmes et policiers du groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR) » par une « structure ne répondant qu’aux ordres du chef de l’Etat. » selon des informations du « Point » et de « BFMTV », l’ancien garde du corps avait pour mission de piloter un projet de refonte des services de sécurité de l’Elysée. Objectif : mieux coordonner les missions du groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR), qui s’occupe de la sécurité du président, et les officiers de sécurité amenés par Emmanuel Macron lors de son arrivée au Palais. Autrement dit tout à la fois un super service aux seuls ordres du président de la République, une garde prétorienne en somme. Cette nouvelle équipe de sécurité à l’Elysée aurait créé des tensions, les effectifs du GSPR reprochant notamment à Alexandre Benalla et son équipe de trop importants privilèges – comme la possibilité d’écouter leurs communications, une mesure décidée par Emmanuel Macron lui-même.

Emmanuel Macron a-t-il voulu contourner ainsi le corps constituée qu’est la police, pour créer un corps de gardes qui lui serait entièrement dévoué. Au risque de heurter la structure policière, peut-être plus rétive et moins souple que l’armée, ou alors échaudée par le précédent de la mise au pas de la « Grande Muette » qui avait fait la faute de trop parler. L’institution policière a-t-elle vu dans l’attitude péremptoire et méprisant d’Alexandre Benalla à la Contrescarpe, lors de l’accueil des Bleus, et lors d’autres évènements, une question et une remise en question insupportable, celle de son obéissance à un homme dont la seule autorité tenait au fait du Prince. Au mépris de toute hiérarchie et de tout ordre. Autant que la question du maintien de l’ordre, c’est aussi le monopole de la violence légitime qui est aussi en jeu ici et visiblement la Police n’entend pas le partager. Si cette hypothèse est juste, cela expliquerait l’attitude évasive du ministre de l’Intérieur, pourtant fidèle parmi les fidèles d’Emmanuel Macron, du genre à verser une larme lors de son élection et à donner l’accolade, selon Médiapart, à l’homme par qui le scandale est arrivé. Mais certainement pas, en vieux routier de la politique, à mésestimer les structures policières qu’il a pu tout à loisir connaître Place Beauvau.

Comment comprendre la scène rapportée par la journaliste Anne Saurat-Dubois, le Président de la Commission des Lois du Sénat, Philippe Bas, sortant de l’audition des syndicats de police, et qui déclare : « Au vu des informations que nous avons recueillies, commence à émerger une possibilité qui si elle était avérée, serait gravissime. On nous évoque la possibilité que des civils aient travaillé aux côtés, voire carrément dirigé la troupe d’élite chargée de la protection du Président de la République. Si c’était avéré, ce serait une violation de l’État de droit. Nous allons enquêter là-dessus sans délai. »

Le message est dès lors aussi limpide qu’une tête de cheval sanguinolente dans un lit : contrairement à l’armée, la police ne se laissera pas faire. Les coups de boutoirs d’Emmanuel Macron ont fait frémir la forteresse, ou pour parler comme Marx, la structure policière.

Humiliation structurelle

D’autres structures ont pu trouver dans cette affaire l’occasion de s’opposer de façon frontale, en fronde feutrée, aux contournement et sape systématique qu’opère la start-up nation que pense ériger et diriger Emmanuel Macron. Une illusion d’horizontalité où seul son pouvoir aurait eu la verticalité requise. Or l’Etat français n’est pas un open space ; il s’est constituée de verticalités, grands corps qui se tiennent et soutiennent la verticalité ultime, celle du président. Puis nul ne gouverne par l’humiliation, sinon au risque d’accumuler bien des rancunes. C’est là une leçon que Machiavel avait pourtant clairement énoncée.

Ainsi la réforme constitutionnelle, qui intervient 60 ans après l’adoption de la Constitution qui donna naissance à la Vème République, entend refondre certains points : réduction du nombre de députés et de sénateurs. Le nombre de parlementaires pourrait ainsi être diminué de 30 %. Instauration d’un plafond au nombre de mandats consécutifs. Un même élu (député, maire ou sénateur) ne pourrait pas être titulaire de plus de trois mandats identiques consécutifs. Accélération de la procédure d’adoption des lois. Les amendements devraient être limités, tout comme les navettes parlementaires. C’est donc tout le processus de fabrique de la loi qui ainsi visé, avec soupçon porté par des députés et sénateurs d’affaiblir le rôle du parlement dans le processus législatif, sous prétexte d’efficacité et de rapidité. Le Parlement est donc menacé de devenir une simple chambre d’enregistrement d’un exécutif renforcé par son affaiblissement. L’affaire Benalla permet donc aux Parlement de réaffirmer, notamment au travers de commissions d’enquête, son rôle de contrôle et de surveillance de l’exécutif. La fronde parlementaire est feutrée, mais elle est bien là. « Le vrai scandale d’Etat, il se déroule depuis plusieurs jours à l’Assemblée nationale.  Tout le travail gouvernemental est bloqué par des alliances assez étranges entre LFI, les socialistes, les Républicains, parce qu’ils ne veulent pas (…) de la réforme constitutionnelle » a pu ainsi affirmer Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement .

Autre corps constitué, ou autre structure, qui trouve dans cette affaire l’occasion d’une fronde, celui des médias. Encore une fois, et il faudra le répéter jusqu’à ce que ce soit enfin entendu, les images du 1er mai ont amplement circulé sur les réseaux sociaux, images d’une violence non pas rare mais désormais habituelle, usitée. La presse a pu déverser son flot de cette scène de tabassage en règle, prise sous tous les angles, du moment où le frappeur n’était pas en règle. Pas pour l’acte. Ce qui laisse supposer que cet acte aurait été légal et légitime en soi. Du moins considéré médiatiquement comme tel. qu’est-ce qui est scandaleux, qu’Alexandre Benalla tabasse un manifestant ou qu’il l’ait fait alors qu’il n’est pas policier ? Autrement dit, où placer le curseur du scandale, dans le tabassage ou dans la qualité du frappeur ? Cette question interroge autant la mithridisation à ces questions de la presse et de l’opinion publique qu’elle contribue à créer.

Anecdote qui a son importance, ou son ironie, le super-service prétorien qu’Alexandre Benalla devait créer aurait sans doute été logé dans l’ancienne salle de presse, d’où les médias avaient été délogés…manu militari. Pourtant Emmanuel Macron avait été lentement mais sûrement porté au-devant de la scène médiatique, synthèse ambulante de la doxa social-libéral ambiante, europhile, atlantiste et libéral bon teint. Puis il avait été érigé en barrage d’un Front national pourtant tout autant cajolé de la main droite par certains médias. Un chemin d’éditorialiste qui lui fut aisé et balisé. Mais une fois élu, l’infant cathodique a pu aussi jeter le trouble parmi les faiseurs de Roi : remarques méprisantes sur le service public, sur le travail des journalistes, nomination de journalistes complaisants à la tête de médias, mise au pas des journalistes lors de déplacements officiels, loi baillon sur le secret des affaires, loi anti-fake news aussi liberticide qu’incompréhensible dans son énonciation. L’affaire Benalla permet de rappeler au président de la République, que même au plus fort de la torpeur estivale, une affaire peut devenir d’Etat pour peu que la presse le décide ; et cela, peu importe le discours disruptif, contournant et arrogant. A la presse, il sera répondu « nous avons une presse qui ne cherche plus la vérité ». La guerre est déclarée.

« Malheur à toi, pays dont le roi est un enfant, et dont les princes mangent dès le matin! » rappelle l’Ecclésiaste (lecture préférée de Mitterrand, faut-il le rappeler). L’affaire Benalla a peut-être été voulue comme un simple coup de semonce au monarque, de ceux qu’on administre à un enfant récalcitrant. Message parfaitement reçu côté président de la République qui a récusé indirectement, devant ses troupes, la prétention de ces structures à lui demander des comptes et à prétendre à tout contrôle tout en sur-affirmant sa responsabilité de président institutionnellement irresponsable. Surtout il prétend, dans la tradition bonapartiste, ou boulangiste diront certains, avoir pour seul interlocuteur que le seul peuple. « Je réponds au peuple français », mots qui viennent clore l’algarade aux « indéterminés » auxquels il lance le défi de venir le chercher. Lorsqu’il dit cela, il dit en réalité aux structures que le pouvoir du président est supérieur à tout. Il engage en réalité un bras de fer institutionnel et symbolique avec eux.  Il signifie une mise en congé des institutions et des corps intermédiaires. Aucune rupture en cela, mais une continuité avec ce qui était décelable dès sa mise en orbite, dès sa campagne. Le Golem a échappé à ses créateurs.

Où faudra-t-il peut-être un jour le chercher ? A Varennes ou à Baden-Baden ? A moins que la tentation de Sainte-Hélène ne saisisse un jour la France exaspérée.

Source
https://lemediapresse.fr/politique-fr/affaire-benalla-une-fronde-inattendue-a-defaut-dune-revolution-redoutee/

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