Palestine : notre devoir est de recommencer

« Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer. » C’est à partir de cette citation de l’écrivain André Gide que la chroniqueuse Amal Nour nous fait part d’un ressenti profond mais pourtant si commun. Professeur agrégée d’Anglais et Normalienne, Amal Nour explique, dans cet article, l’impérieuse nécessité « de répéter les faits » quant à l’histoire de la colonisation en Palestine« Toutes choses sont dites mais notre devoir est de les dire encore ».

« Vous savez l’histoire. Pourtant nous la dirons encore. Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer. » – André Gide, Le Traité du Narcisse, 1891.

Personne n’écoute, personne n’entend. L’impression de crier dans le vide. De parler entre quatre murs capitonnés. Enfin, presque. Ça, c’est si le son pouvait seulement sortir. Mais le son est étouffé dans l’œuf. Encore une manifestation interdite.

Il y a quatre semaines, quand tout a (re)commencé, le sentiment d’aller au travail avec un secret qui grouille de mots et de cris dans la poitrine. Surtout, ne pas faire de faux pas, ne pas laisser sa langue fourcher. Attendre, d’abord, de savoir ce que les autres ont à dire. Prendre la température.

Avec qui vais-je pouvoir respirer, et avec qui vais-je devoir retenir mon souffle ? Pour défendre la paix, pour plaider pour la justice, quelles pincettes vais-je devoir prendre ? Sur quels œufs vais-je devoir marcher ? Encore cette image d’œuf. Comment a-t-elle commencé ? Qu’est-ce qui est venu en premier ? La poule, ou l’œuf ? « C’est compliqué. »

« C’est compliqué »

Et là-bas, d’ailleurs, qui a commencé ? « C’est compliqué. » Voilà ce qu’on dit aux enfants lorsqu’on ne veut pas leur expliquer quelque chose. « C’est compliqué, tu comprendras quand tu seras grand. » Pourtant, souvent, ce n’est pas si compliqué. Souvent, c’est surtout désagréable. Souvent, cela convoque un inconfort qui ne fait pas, qui ne doit pas faire partie du monde de l’enfant. Souvent, cela fissure sa coquille. Irrémédiablement.

« Ce n’est pas compliqué. Pas à expliquer. A justifier, peut-être. Mais pas à expliquer. Et ce, depuis le début. »

Finalement, sans même discuter du bien-fondé du discours d’un lord au sujet d’une terre qui n’était pas la sienne, sans même discuter d’un flambeau de colonisation qui n’a fait que changer de main, sans même s’avancer sur le terrain des dynamiques de pouvoir régional, il y avait une forme de simplicité.

Il s’agissait en 1917 de créer un « foyer national pour le peuple juif ». Il s’agissait de le faire, « étant clairement entendu que rien ne ser[ait] fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civils et religieux des collectivités non-juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politiques dont les Juifs jouissent dans tout autre pays. »

Tout était pourtant clair dans cette déclaration Balfour – « clairement entendu ». « Mais comme jamais personne n’écoute… ». Comme jamais personne n’écoute, ils ont été nombreux à réessayer. Ils le sont toujours. A redire, à répéter les faits, à remettre toujours les mêmes preuves et les mêmes évidences sur la table.

Le véritable visage d’Israël

Sans que rien ne soit fait pour empêcher la machine de guerre de tourner et tout détruire sur son passage. Tout – faisant fi des plus anciens mécanismes de guerre, tels que la prise d’otages. Car ce levier repose sur un présupposé simple : le gouvernement des otages doit se soucier de leur vie plus que de la destruction de l’ennemi. Et c’est pourtant cette destruction qui est en marche, aveugle, sanglante, glaçante.

Je ne peux m’empêcher de nourrir l’espoir que cette course effrénée vers la mort fera apparaître Israël sous un autre jour aux yeux du monde. Car c’est à peine s’ils se cachent encore derrière des expressions et concepts.

« Ils semblent animés par une rage qui a fait tomber tous les masques, tous les mots qui voilent la réalité plus qu’ils ne l’expriment. Peut-on encore entendre, entre deux bombes, l’écho de la « défense légitime » » ?

Ce n’est pas compliqué. De comprendre pourquoi les puissances qui soutiennent Israël le font. Celles qui partagent une histoire coloniale, une histoire de terres appropriées. Pourquoi le meilleur allié d’Israël semble idéologiquement aveugle à une population déjà présente, qu’il écrase à grands pas – des pas guidés par une « manifest destiny », une « destinée manifeste » dans une contrée qui leur a été octroyée par « la Providence. »

Cet écrasement est une colonisation

Cet écrasement est une colonisation. Colonisation dont, même dans ses définitions dans nos références occidentales d’ex- « puissances » coloniales, le sens est pétri de préconceptions racistes.

Comment attendre de pays, desquels on parle avec ce terrible oxymore – « puissances coloniales », comme si le pouvoir et la majesté pouvaient s’allier avec le déni d’humanité – qu’ils condamnent ouvertement ce qui leur a permis de construire un passé radieux ? Dans le Larousse en ligne, deux définitions édulcorées pour le verbe « coloniser » : « 1. Transformer un pays en une colonie, en un territoire dépendant d’une métropole. » et « 2. Peupler un pays, une région de colons : Les Anglais ont colonisé l’Australie. » « Transformer » et « peupler » : allons, passons. 

Il n’y a rien de mal à vouloir transformer, ou même peupler. Surtout si, ainsi que le comédien égyptien Bassem Youssef le fait remarquer, l’on parle des colonisés comme des « sauvages ». Alors, même si elles ne sont pas dans les définitions, et parce qu’elles n’y sont pas, toutes choses sont dites. Encore.

« Main dans la main, la France et l’Angleterre ont peuplé et transformé le Moyen-Orient, et l’Angleterre a fait de la Palestine le tapis sous lequel elle devait balayer la poussière de tout l’antisémitisme européen ».

Telle la city upon a Hill américaine, le « foyer national pour le peuple juif » devait se dresser sur ce morbide monticule de la culpabilité européenne. La chaîne Histoires Crépues relate dans de nombreux détails ce phénomène clé. Ce fut ainsi en Palestine une colonisation dans le deuxième sens du Larousse, celui du peuplement, qui s’enracina au cours du XXème siècle : moins à la britannique et à la française qu’à l’américaine ou l’australienne (c’est-à-dire, dans les deux derniers cas, tout de même britannique).

Les Israéliens vont s’installer sur des territoires précédemment militairement occupés – les anglophones diront « settlements » là où nous dirions colonies. Ils s’installent et ils y restent et ils y vivent, ils en chassent et y construisent, et le peuplement se fait étouffement :

« Selon des informations récentes, au début de 1980, six nouvelles grandes banlieues résidentielles abritant plus de 50 000 Israéliens étaient pratiquement achevées, encerclant ainsi les 110 000 Palestiniens qui vivaient encore à Jérusalem-Est et les séparant du reste de la Cisjordanie. » note l’ONU en 1982. Encerclant. Tout était dit, déjà – même si le mot “déjà” était déjà suranné.

Si nous n’avons plus la présence, la porte est grande ouverte à l’impuissance

Ce n’est pas compliqué. Peut-être complexe – fait de perceptions kaléidoscopiques, de vies uniques et particulières, de motifs personnels et profonds, d’années qui s’accumulent et s’entremêlent – mais pas compliqué. Seulement la complexité demande du temps, alors que tout, autour de nous, crie à l’urgence. Il faut pourtant le prendre.

Et la complexité demande du dialogue, des témoignages, de l’information alors que tout, ici en France, appelle au silence. Le même silence que la tour Eiffel qui, éteinte, fait le deuil d’une partie des morts.

Mais notre silence à nous est profane. Et nos mots sont profanes. Nous qui défendons le droit de vivre de la Palestine, c’est tout juste si nous pouvons nous rassembler, place de la République, encerclés. Exprimez-vous ici, pas plus loin. Exprimez-vous maintenant, pas demain. Ne (vous) manifestez pas trop.

Alors que rien ne peut comparer notre position ici à celle de ceux qui endurent le pire en Palestine, disons une chose – qui a été dite déjà, comme toutes les autres – si nous n’avons même plus les mots, si nous n’avons même plus la présence, la porte est grande ouverte à l’impuissance. Toutes choses sont dites mais notre devoir est de les dire encore. Notre devoir est de recommencer.

Via
https://www.mizane.info/

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