« Vacances au bled » : un voyage en Algérie loin des clichés

Dans « Vacances au bled », les personnages de Férouze, Sélim, Nesrine et Sabrina, retournent « au bled », plus précisément à Sétif, en Algérie. L’occasion de retrouver leur famille, mais aussi de se détendre entre copains, ou encore de partir en quête de leurs racines.

Mais si l’Algérie est le pays de « leurs ancêtres », pour ces enfants et petits-enfants d’immigrés à la double culture, il n’est pas toujours aisé de trouver sa place.

Une réalité complexe sur laquelle s’est penchée Jennifer Bidet, maître de conférence à l’université Paris-Descartes et chercheuse en sociologie. Accompagnée du dessinateur Singeon, elle vient de signer sa première BD pour la collection Sociorama. Interview.

LeMuslimPost : Pourquoi avez-vous décidé de consacrer votre thèse aux vacances au bled puis de l’adapter en BD ?

Jennifer Bidet : Depuis les années 1980, de nombreux travaux sociologiques se sont intéressés à la catégorie des « descendants d’immigrés », ces personnes nées en France de parents immigrés. En réalité, massivement enfants d’ouvriers, ils étaient de plus en plus renvoyés aux origines géographiques de leurs parents, et de moins en moins à leurs origines sociales. En commençant mes études de sociologie, j’ai voulu travailler sur les migrations, et plus précisément sur les descendants d’immigrés. Prendre le point de vue des vacances au bled, c’était décaler le regard de deux manières. Déjà, c’était choisir un sujet a priori plus positif pour appréhender une population souvent identifiée à partir de problèmes sociaux.

Ensuite, c’était appliquer une idée très forte d’un grand sociologue algérien des migrations, Abdelmalek Sayad. Pour Sayad en effet, on ne peut pas comprendre l’immigration, si on ne tient pas compte des conditions d’émigration, c’est-à-dire de ce qui se passe du côté du pays de départ, dans la société d’origine. Savoir pourquoi et dans quelles conditions les gens quittent leur pays d’origine permet de comprendre comment ils vivent dans le pays d’immigration. Donc étudier les vacances au bled, c’était étudier l’expérience sociale de ces Français d’origine étrangère depuis un nouveau point de vue, celui du pays de naissance de leurs parents.

Enfin, travailler sur les pratiques de vacances, c’était aussi refuser de travailler sur la double culture uniquement à partir de discours (faire parler les personnes sur la manière dont ils se sentent français ou algériens) mais de voir dans les actes, comment les Françaises et Français d’origine algérienne négocient leurs appartenances familiales, amicales et nationales, sur place, à l’occasion de leurs séjours de vacances en Algérie.

Ce travail, je l’ai mené dans le cadre d’une thèse de doctorat que j’ai soutenue en 2013. J’avais aussi très envie de pouvoir partager ce travail plus largement, y compris pour en débattre. Donc quand la collection Sociorama m’a proposé d’en faire une adaptation, j’ai vraiment sauté sur l’occasion. Je trouvais que c’était un excellent moyen pour diffuser des travaux sociologiques et d’apporter une contribution au débat public.

Les vacances aux bled ne sont pas les mêmes pour les personnages de la BD. Quels sont les différents types de séjours que vous avez pu observer ? 

La BD veut montrer que, derrière l’expression toute faite « vacances au bled » et les clichés souvent associés, se cache une diversité des expériences de ces vacances par les descendantes et descendants d’immigrés. Les personnages de la BD n’ont pas fait les mêmes études et n’ont pas les mêmes professions, ils n’ont pas les mêmes goûts en matière de loisir et de tourisme, ils n’ont pas les mêmes conceptions de la vie conjugale et amoureuse, et ils ne vivent pas de manière homogène leurs rapports avec le pays de naissance de leurs parents et avec leur famille restée sur place. On a quatre personnages principaux.

Il y a Férouze, jeune infirmière de trente ans, qui retourne en Algérie après des années sans y avoir mis les pieds. Elle souhaite se replonger dans ce qu’elle fantasme comme une Algérie authentique, aller dans des mariages, manger le couscous avec les mains, ou visiter des sites archéologiques. Mais elle se rend compte qu’elle est souvent décalée : elle ne comprend pas l’arabe, ne maîtrise pas les codes vestimentaires locaux, ne correspond pas aux attentes de ses tantes algériennes en terme de choix matrimonial (elle cache qu’elle est en couple avec un « Français »).

Il y a Sabrina, femme au foyer d’environ 35-40 ans, qui a quatre enfants et est mariée avec un natif d’Algérie. Elle représente le personnage peut-être apparemment le plus « traditionnel » : elle porte le voile, s’est mariée avec un homme du « bled », a construit une maison sur place, passe tout l’été en Algérie, fait le marché en parlant arabe aux commerçants. Et en même temps, elle préfère garder la bonne distance avec sa belle-famille, ne se sentant pas reconnue comme 100% algérienne.

Enfin, il y a Selim et Nesrine. Selim est un technicien qualifié travaillant en intérim, et Nesrine fait un BTS. Ils ont tous les deux une petite vingtaine d’années, et se retrouvent en Algérie sur leur goût commun pour les sorties et la fête. On pourrait avoir l’impression dans la BD qu’ils passent leurs vacances loin de leur famille algérienne et de la population locale en général. Mais en même temps, ils viennent tous les ans passer leur été en Algérie, ils se débrouillent en arabe, ils sont heureux de pouvoir profiter du développement touristique et de l’offre de loisir en Algérie, et ils n’hésitent pas à se dire fiers d’être Algériens – à l’occasion d’un match de foot par exemple.

A travers le personnage de Férouze, est-ce la quête identitaire qui travaille certains immigrés que vous avez voulu souligner ?  

Le personnage de Férouze est en effet celui qui explicite directement cette dimension des vacances en Algérie. Dans l’enquête que j’ai menée entre l’Algérie et la France de 2008 à 2012, j’ai rencontré plusieurs personnes qui, comme Férouze, se rendaient en Algérie avec l’idée qu’ils devaient aller à la rencontre de l’histoire de leurs parents. L’expression « quête identitaire » est empruntée à leur discours : cette réflexion sur le sens de leurs vacances algériennes, et plus largement de leurs « origines algériennes », n’est pas née des questions que je leur posais, mais elle existait avant. Plusieurs ont exprimé comme un besoin le fait de se rendre en Algérie pour redécouvrir ce pays autrement que dans leur enfance. Souvent, ce sont des personnes qui ont fait des études assez longues, et ont coupé pendant quelques temps avec l’Algérie. Mais à un moment donné de leur biographie (la mort d’un de leurs parents, ou la naissance d’un enfant par exemple), ils ont eu envie d’investir l’Algérie autrement, de connaître mieux l’histoire du pays et l’histoire de leur famille.

Ce qui compte aussi ici, c’est de montrer que les descendants d’immigrés algériens ont connu des destins sociaux variés, et une partie importante d’entre eux appartient aujourd’hui aux classes moyennes, ou supérieures, grâce aux études (comme Férouze qui est infirmière), alors que très souvent leurs pères étaient ouvriers.

Comment expliquer que l’immigré soit souvent mal vu en Algérie ? 

Pour commencer, je tiens à utiliser le mot « immigré » avec des guillemets. Car les personnes que j’ai rencontrées ne sont pas immigrées : elles sont nées en France et y vivent toujours. Mais c’est vrai que le mot « immigré » en Algérie sert à désigner une population très diverse dont le point commun est de vivre en France et d’avoir des origines algériennes à des degrés très variés. L’« immigré » c’est aussi bien le jeune né en France de parents algériens, que le vieil émigré parti en France il y a des décennies, ou l’émigré qui vient de quitter l’Algérie pour la France.

Abdelmalek Sayad avait déjà montré les formes de rejet ou de mépris à l’égard des « émigrés » en Algérie dans les années 1970. Moi dans mon travail, j’ai voulu étudier cela d’un peu plus près, en regardant la société algérienne non pas comme un tout mais aussi comme une société traversée par des inégalités sociales et une hiérarchie de classe. Dans la BD, je ne montre pas le mépris des Algériens en général à l’égard des « immigrés », mais je m’intéresse à une catégorie particulière d’Algériens, les Algériens aisés. C’est dans le cadre d’un club de vacances, où ces Algériens aisés cohabitent temporairement avec des jeunes descendants d’immigrés de milieu populaire, que j’ai pu étudier ce mépris. Selon moi, c’est le décalage social entre ces deux groupes qui crée une forme de rejet. Parce qu’avec la migration, les hiérarchies sociales sont un peu bousculées, brouillées, et les séjours en Algérie de descendants d’immigrés qui vivent en France viennent rendre visible ce brouillage de la hiérarchie sociale.

Pour moi, un enjeu important de mon travail c’est de souligner que les enjeux liés aux migrations ne sont pas réductibles à des questions de différence culturelle mais se rattachent plus largement à des enjeux d’inégalités sociales, au sein de chaque société nationale et entre pays.

Qu’avez-vous voulu montrer à travers les vacances très portées sur la fête, de certains jeunes immigrés ? 

Ce type de vacances est en effet incarné à la fois par le personnage de Selim et celui de Nesrine. Ils partagent le fait d’être jeunes et d’avoir des goûts semblables en terme de loisirs. Donc un premier objectif, c’est de montrer que les vacances au bled, pour des jeunes, c’est aussi l’occasion de s’éclater entre amis, de faire la fête. Et de mettre à distance des clichés sur le caractère ennuyeux, et familial de ces vacances.

Ensuite, c’est aussi de rendre compte que ce goût de la fête, il n’est pas partagé par tous les descendants d’immigrés : Férouze elle n’a pas trop envie d’aller dans le complexe touristique où on peut aller en boîte de nuit et faire du jet-ski. C’est quelque chose de très classique en sociologie : selon son parcours social, notamment selon ses études mais aussi ses rencontres amicales, on n’a pas les mêmes envies en terme de tourisme. Un troisième élément important : le fait d’avoir un personnage féminin et masculin qui partagent ce goût de la fête permet à la fois de casser les stéréotypes sur ces vacances dans lesquelles les filles seraient forcément enfermées chez elles pendant que les garçons s’éclatent, et en même temps de montrer que malgré tout, Nesrine doit davantage négocier que Selim pour sortir, aller voir des concerts ou passer du temps à la plage

A la fin de la BD est fait une allusion à la déchéance de nationalité. Pourquoi avoir fait ce choix ? 

Même si la BD porte sur un sujet qui a l’air apparemment léger, avec Singeon – l’auteur de BD avec qui j’ai travaillé – et l’équipe de Sociorama, on a voulu aussi cadrer la lecture par des questions plus larges et plus politiques. Car travailler sur les vacances au bled, ce n’est pas juste faire de la sociologie du tourisme, c’est aussi et surtout poser autrement la question de la double nationalité et de la place qui est faite, en France cette fois, aux descendants d’immigrés en particulier ceux venus du continent africain.

Bizarrement, quand la belle équipe de France de 2018 gagne la coupe du monde, on ne s’interroge pas sur le sentiment national de tous ces joueurs héritiers de l’histoire coloniale et migratoire de la France. Mais, dans le débat sur la déchéance de nationalité des binationaux nés en France qui a eu lieu après les attentats de l’année 2015, c’est toute cette partie de la population française qui s’est sentie potentiellement visée, qui a eu l’impression que leur nationalité française était plus fragile et révocable que pour quelqu’un né de parents « français ». Être franco-algérien, franco-marocain, franco-tunisien, franco-malien, etc. c’est donc à la fois pouvoir vivre à différents degrés l’expérience des vacances au bled, mais aussi être confronté à la stigmatisation et au soupçon de manque de loyauté dans la société française, y compris depuis le plus haut sommet de l’État français.

Source
https://lemuslimpost.com/vacances-bled.html/amp

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