Le conseil de la patience : Tenir ensemble dans l’épreuve (6/7)

Cet été, nous vous proposons une série de 7 chroniques, pour méditer ensemble l’une des sourates les plus concises et les plus denses du Livre de Dieu : sourate Al-‘Asr. Trois versets. Moins de vingt mots. Et pourtant, un monde entier y tient, comme dans une graine que le ciel aurait plantée dans le cœur humain.
Depuis des siècles, sages et savants l’ont méditée comme une synthèse du message coranique. L’imam Ash-Shâfi‘î disait : « Si les gens méditaient cette sourate, elle leur suffirait. »
Aujourd’hui, alors que le temps nous échappe, que l’individualisme fragilise la foi, que la vérité se dilue dans le bruit, cette sourate appelle à un retour à l’essentiel. Ensemble.
Cette chronique n’est ni une exégèse, ni une analyse académique. C’est une lecture vivante enracinée dans la tradition et tournée vers l’âme contemporaine. Car cette sourate trace une voie claire : croire en Dieu, œuvrer avec sens, se rappeler la vérité, et persévérer — ensemble. Puisse cette méditation t’éveiller, t’éclairer, te relier.
Patience, endurance et cohésion au sein du groupe des croyants
La patience (ṣabr) n’est pas une résignation ni une inertie. C’est une force intérieure qui propulse l’âme dans le long terme. C’est la lumière chaude et pesante qui éclaire les pas du marcheur dans les moments d’épuisement.
Le Messager de Dieu, paix et salut sur lui, a dit : « La pureté rituelle est la moitié de la foi. Louange à Dieu “Al-ḥamdu liLlāh” remplit la balance, et gloire à Dieu et louange à Dieu “Subḥāna Llāh wa al-ḥamdu liLlāh” remplissent ce qui est entre les cieux et la terre. Et la prière est une lumière douce, (wa-ṣ-ṣalātu nūrun), le don est une preuve. Et la patience est une lumière ardente (Wa-ṣ-ṣabru ḍiyāʾ) et le Coran est une preuve en ta faveur ou contre toi… » [1]
Le Prophète, paix et salut sur lui, utilise le mot ḍiyāʾ (ضياء), qui désigne une lumière intense, rayonnante, comme celle du soleil, et non nūr (نور) qui désigne une lumière douce, comme celle de la lune. Cela signifie que la patience éclaire, mais peut aussi réchauffer, brûler, éprouver : elle illumine le chemin, mais au prix d’un effort.
En effet, Dieu dit : « C’est Lui qui a fait du soleil une lumière rayonnante (ḍiyāʾ) et de la lune une lumière douce (nūr). » [2]
Et Dieu dit : « Cherchez secours dans la patience et la prière. » [3]
Deux lumières. L’une ardente comme le soleil : le ṣabr. L’autre douce comme la lune : la prière. Et c’est dans l’accompagnement des deux que l’équilibre se trouve.
Patience dans le cœur du groupe des croyants
Mais cette patience, Dieu ne l’a pas voulue solitaire. Car isolée, elle s’éteint. Dans le groupe des croyants, elle se ravive. Elle est portée, partagée, consolidée. On a besoin des regards fraternels, des sourires, des voix qui nous disent : tiens bon.
Et surtout, on a besoin de ceux qui ont traversé. Ceux qui ont persévéré dans le dhikr jusqu’à ce que leurs cœurs s’ouvrent. Ceux qui ont veillé la nuit, et ont vu les rideaux se soulever dans la prière. Ceux-là, quand ils te disent « Patiente », ce n’est pas une formule apprise. C’est une parole vivante, née d’une traversée. Leur témoignage porte une force que rien ne peut imiter. Ils ont vu, et ils te disent : « Continue, ce que tu cherches existe. »
Les blessures de l’ego, terrain de la patience
Mais cette patience, elle est mise à l’épreuve au sein même du groupe des croyants. Car quand on rejoint un groupe, on ne dépose pas son ego à la porte. Et plus il est grand, plus il sera malmené, secoué, blessé. Le Prophète (paix sur lui) a réformé les compagnons dans leurs interactions les plus sensibles, comme entre Abū Dharr et Bilāl (que Dieu les agrée) lorsque l’un, croyant plaisanter, blessait l’autre par des mots empreints de mépris (ô fils de la noire !). Le prophète (paix sur lui) expliqua à Abū Dharr (que Dieu l’agrée) qu’il restait en lui des traces de l’ignorance originelle (jahiliya). Alors Abū Dharr (que Dieu l’agrée) sortit dans la voie publique et, mettant sa tête à terre, demanda à Bilâl (que Dieu l’agrée) de mettre son pied sur sa tête, ce qu’il refusa évidemment. Même les meilleurs furent éprouvés sur ce terrain.
Alors nous ? Combien de fois vient-on avec des idées sincères, des projets mûrement pensés, et on voit ces propositions rejetées, ignorées, déformées ? L’ego frémit, se cabre, s’indigne. Satan en profite aussitôt : « Tu vois, ils ne te respectent pas. Quitte-les. Fais ton chemin seul. »
« Iblis place son trône sur l’eau. Puis il envoie ses lieutenants (démons). Et celui d’entre eux qui occupe auprès de lui le plus haut rang est celui qui provoque la plus grande discorde. L’un vient et dit : “Je n’ai pas cessé de tenter untel jusqu’à ce qu’il commette telle ou telle faute.” Iblis lui répond : “Tu n’as rien fait.” Puis un autre vient et dit : “Je ne l’ai pas quitté jusqu’à ce que je réussisse à semer la discorde entre lui et son épouse.” Alors Iblis le rapproche de lui et lui dit : “Toi, tu es excellent !” » [4]
Si séparer un couple est terrible pour l’équilibre d’une famille et des individus qui la compose, les effets de séparer l’individu du groupe de croyants avec lequel il chemine à de graves conséquences pour le devenir du croyant.
Et s’il réussit à briser l’unité des croyants, à te détacher du groupe, à te faire douter de tes frères, alors il t’a éloigné de la miséricorde qui descend sur le groupe.
L’Envoyé de Dieu (paix sur lui) a dit : « Il n’y a pas un groupe de gens qui se réunit dans une maison parmi les maisons de Dieu, récitant le Livre de Dieu et l’étudiant ensemble, sans que la sérénité (as-sakīnah) ne descende sur eux, que la miséricorde (ar-raḥmah) ne les recouvre, que les anges ne les entourent, et que Dieu ne les mentionne auprès de ceux qui sont auprès de Lui. » [5]
Un exemple parmi tant d’autres de bénédictions et miséricorde réservée au groupe et non à l’individu seul.
Types d’épreuves dans le groupe
Voici quelques exemples concrets nécessitant la patience qu’il est essentiel de nommer :
•Un frère ou une sœur refuse une de tes idées sans raison explicite.
• Tu es blessé par une parole maladroite ou une taquinerie répétée.
• Un travail collectif que tu as initié est effacé ou minimisé.
• Des désaccords de méthode ou de priorité te font douter de ta place.
• Tu vois l’iniquité ou l’oubli, et ton cœur se rétracte.
Et pourtant… c’est là que la véritable patience commence. Celle qui n’est pas de façade. Celle qui résiste à l’envie de claquer la porte. Celle qui met à terre ton ego, mais te fait grandir en Dieu.
Patience, lien vital du groupe des croyants
Quand tout semble flou, quand les idées se heurtent, quand les projets s’étiolent, il reste les visages. Les regards familiers. Les frères et sœurs qui t’ont connu dans tes élans, et qui te rappellent que le lien du cœur est plus précieux que toutes les idées du monde.
Dans la vaste scène du Jour du Jugement, ce que tu voudras retrouver, ce ne sont pas tes PowerPoint ou tes idées brillantes. Ce seront ces âmes avec qui tu as cheminé. Ces mains que tu as serrées, ces yeux qui t’ont vu pleurer, ces présences qui t’ont maintenu debout quand ton âme voulait s’effondrer.
Dieu aime cet encouragement à la patience et lui a attaché une rétribution unique :
L’Envoyé de Dieu (paix sur lui) a dit : « Celui qui réconforte une personne éprouvée reçoit une récompense équivalente à la sienne. » [6]
Ce réconfort n’est autre qu’un encouragement à patienter.
Et celui qui t’aura dit un jour : « Mon frère, ma sœur… Patiente. Tiens bon. »
Ce jour-là, tu l’embrasseras du regard. Parce qu’il t’a aidé à ne pas rompre.
Résister à la déchirure
Satan œuvre à la désunion. Comme il œuvre à la séparation des couples, il œuvre à la rupture des cœurs croyants. Il insinue, il accentue, il décale, il susurre : « Ils ne t’aiment pas. Tu n’es pas utile. Tu es de trop. » Et il guette l’instant de la blessure, la parole mal comprise, le regard détourné pour créer la faille. L’appel maladroit de celui qui te reproche ton absence alors que tu étais malade, par exemple, peut être une cause d’abandon du groupe.
Dieu dit : « Fais taire ton impatience avec ceux qui invoquent leur Seigneur matin et soir, cherchant Sa Face. Que tes yeux ne se détournent pas d’eux, cherchant la parure de la vie d’ici-bas. Et n’obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cœur inattentif à Notre évocation, qui suit ses passions, et dont le comportement est outrancier. » [7]
Tiens ton ego, même quand il veut fuir. Reste au milieu des rangs. Ne laisse ni l’épreuve, ni l’oubli, ni l’ego, ni la lassitude te priver de la miséricorde collective que Dieu a placée dans la fraternité.
La darbala : vêtement de l’humilité, aujourd’hui incarné par nos frères
Un savant contemporain de l’éducation, Abdessalam Yassine, puisse Dieu lui accorder Sa miséricorde, disait : « Notre « darbala », aujourd’hui, ce sont nos frères qui cheminent avec nous. »
La darbala était, dans certaines voies spirituelles anciennes, le nom donné au vêtement rapiécé que portaient les disciples. Faite de morceaux de tissu récupérés et grossièrement cousus ensemble, elle tranchait volontairement avec les habits soignés des élites sociales. Cette tenue n’était pas qu’un simple accoutrement : elle était un outil d’éducation de l’ego.
Porter la darbala, c’était s’exposer à la moquerie ou au mépris, briser l’orgueil que nourrit le regard des autres, et tenir l’ego qui veut toujours se distinguer. Elle obligeait à revoir la façon dont on se perçoit et à détacher son cœur de l’image que l’on veut renvoyer. La darbala attaquait ce besoin pathologique d’être apprécié ou reconnu, pour que seule compte la sincérité du lien à Dieu.
Aujourd’hui, on ne porte plus la darbala en tissu. Mais ce maître spirituel nous rappelle que le véritable vêtement de l’humilité, c’est la compagnie des frères. Être au milieu de ses frères, c’est accepter le frottement, le désaccord, l’effacement de soi, le service, la reconnaissance des qualités des autres. C’est là que se révèle le vrai combat contre l’ego. Chaque frère est un miroir, qui met en lumière en moi ce que je dois encore purifier.
Dans cette lecture, la darbala n’est plus une tunique rapiécée, mais un tissu vivant d’âmes unies dans le rappel de Dieu, où l’ego s’efface peu à peu, où l’amour remplace la compétition, et où la sincérité remplace la prétention.
Le tawāṣī biṣ-ṣabr, le conseil mutuel de la patience, est le sceau du salut. Il vient rappeler que tout ce que l’on a vu jusqu’ici ne portera ses fruits que s’il est soutenu dans le temps. Que les assauts viendront, parfois de l’extérieur, souvent de l’intérieur. Mais que ceux qui patientent ensemble, s’aiment pour Dieu, se soutiennent dans l’effort, entreront ensemble dans la félicité éternelle.
Et celui qui abandonne le groupe au moment de la tension, quand son cœur est secoué, c’est comme celui qui quitte un banquet juste avant le dessert… et ne saura jamais ce qu’il a manqué.
A suivre ….
Lire aussi : Les Lumières de sourate al Asr
[1] Rapporté par Muslim [2] Sourate Yūnus, 10:5 [3] Sourate Al-Baqara, 2:45 [4] Rapporté par Muslim [5] Rapporté par Muslim [6] Rapporté par at-Tabarānī [7] Sourate al-Kahf, 18:28