Journal d’une pèlerine : les rites du pèlerinage

Nous étions à la Mecque depuis deux jours : nous profitions de notre temps pour prier, nous préparer pour aller accomplir le pèlerinage. Voici arrivé le 7e jour de Dhoul-Hijja, le lendemain commençait le pèlerinage. Une ferveur s’empara de mon corps, comme à la veille d’un évènement important où celui-ci a besoin de se reposer mais tellement excité que les yeux n’arrivent pas à se refermer. Le départ était annoncé entre une heure et trois heures du matin. Il fallait préparer son sac pour Mina. Préparer un sac pour six jours. Il fallait tenir compte du fait qu’on y allait pour un objectif précis : se détacher de tout pour retrouver Dieu avec un esprit sain. Ce fut une tâche difficile pour tout le monde. Que mettre dans un petit sac qui devait se glisser sous notre tête ou sous nos pieds dans la tente à Mina ? Chaque centimètre comptait. Et penser à son voisin était important.

Le pèlerinage, c’est le voyage de l’humanité et le cheminement vers l’objectif infini, vers l’Unique Bien-Aimé, l’Adoré complet : vers Dieu. Le voyage de la création vers Dieu. L’histoire du hajj est l’histoire de la création de la Terre et du père de l’humanité Adam.

Le pèlerinage, c’est aller vers la mort consentie, on s’y prépare en laissant toute notre vie derrière nous et en choisissant d’aller vers Dieu. On choisit de mourir avant de mourir réellement. Après la mort, on lave le défunt et on lui enfile son linceul. A travers le hajj, le pèlerin vit sa mort volontaire par sa préparation en se lavant et en mettant le ihram. La mort n’est que le point de passage vers la rencontre de Dieu. Le pèlerinage est le point de passage vers la rencontre de soi et de Dieu sur Terre.

Une fois son sac à dos préparé, nous attendions qu’on vienne nous chercher pour monter dans le bus. L’heure de départ sonna à 3h30. Je descendis, encore endormie mais fébrile. Les yeux écarquillés, nous sortîmes de l’hôtel et attendîmes notre bus au bord de la grande route enfin calme et déserte. C’était étrange. Nous étions sur une autre planète, dans une autre galaxie. La route, habituellement agitée jusqu’à tard dans la nuit, était silencieuse. De temps à autre passait en trombe un autocar bondé de silhouettes immaculées de blanc. Puis le calme plat. Un moment des plus intenses : nous étions sur le point de commencer ce pourquoi nous étions venus. Nous étions à la porte de l’adoration où tous les péchés s’effaçaient. Les hommes étaient tous habillés à l’identique : deux morceaux de tissu blanc attachés de la même façon. Le seul signe distinctif était la longueur des cheveux. Les uns cachaient leur anxiété par un flot de mots interminable et d’autres souriaient sereinement.

Notre bus arriva enfin et nous montions heureux. La route était vide. Il n’y avait que des bus qui circulaient. Comme si la ville faisait de la place aux invités de Dieu pour qu’ils commencent leurs rites. Nous arrivâmes à Mina. Un paysage de science-fiction se dessina : des tentes blanches à perte de vue, et des bus déboulant de partout remplissaient les ruelles y longeant les quartiers éphémères.

Après un long détour effectué par notre chauffeur qui ne connaissait pas les lieux, nous arrivâmes à notre tente. Chacun avait un matelas, un coussin et une couverture. Un matelas de 60 centimètres sur 1m 50, pas plus. Je compris alors l’intérêt du petit sac qu’il fallait préparer. Les matelas étaient collés les uns aux autres. Certains visages commencèrent à se décomposer. Des déceptions se manifestèrent et la surprise s’exprima. Quel confort spartiate !

Je réalisai que je vivais un quotidien dans l’opulence la plus totale. Cette opulence devenait même normale et légitime. J’entretenais une commodité de vie insolente. Mon père me disait souvent qu’il fallait de temps en temps quitter son confort pour goûter à la proximité de Dieu. Effectivement, l’aisance et le matériel voilent le cœur parfois.

J’allais passer quelques jours sous une tente, entourée de personnes que je ne connaissais pas. Je me jetai à l’eau me laissant entraîner dans cette expérience insoupçonnée. Sous une chaleur humide oppressante, nous passâmes la première journée entre les repas, les prières à accomplir, les files d’attente pour les ablutions et au milieu d’une odeur de carburant insupportable. Mais qu’importe ! Demain, le jour du grand pèlerinage sonnera, le cœur s’impatientait…

L’aube chanta ses premières lueurs annonçant l’heure de la prière et bientôt l’heure du départ vers Arafa. J’y arrivais enfin. Le jour que je passais chaque année loin de cet endroit allait enfin m’offrir tous ses secrets et ses bénédictions. Je préparai mon sac dans une joie et une détermination sans faille. Je décidai qu’aucun élément ne viendrait perturber ma journée, attachée à vivre pleinement le jour de Arafa comme je l’avais lu et préparé.

Arafa, un endroit qui prend son nom de la connaissance, la connaissance spéciale, la connaissance de Dieu. J’étais sur les pas d’Ibrahim. Arafa, le jour du grand pèlerinage (al hajj al akbar). Par ma présence le jour de Arafa, je témoignais que je reconnaissais l’Unicité de Dieu et Sa Grandeur. Arafa, l’endroit du soleil rayonnant et de la vérité de soi qui éclate au grand jour.

Sous une tente, avec les autres, je levai les mains, les bras. Baissant la tête, me figeant. Il fallait profiter de cette journée qui passe extrêmement vite afin de prouver à Dieu ma bonne intention, ma volonté d’être exempte de tout ce qui est passé, mon souhait d’avoir Sa proximité pour le futur. Il fallait que je parte de cet endroit débarrassée de mes chaînes, libre. Ce n’était qu’une journée… Un rendez-vous à ne rater sous aucun prétexte. Comme s’il fallait comprendre que notre passage sur Terre, pour adorer Dieu comme Il le mérite, était très court et ne dure qu’une journée. Je ne suis qu’une seconde dans l’âge du mouvement infini du monde. Je suis éphémère. J’étais ici pour me consacrer à ma nouvelle naissance. Et une naissance ne se passe jamais sans douleurs.

Après la prière de Dhohr, et un repas avalé à la hâte, je me retournai vers la qibla et me concentrai. Les voix s’élevèrent à l’intérieur et à l’extérieur invoquant, implorant, balbutiant des regrets ou des souhaits. Une ferveur qu’on ne connait que dans ces lieux. Les lieux du commencement et du pardon divin. Les larmes coulèrent et coulèrent encore. « Es-Tu là ? Je ne Te remercierai jamais assez pour m’avoir conduite au rendez-vous que Tu as Toi-même fixé. Tu es Le Grand et l’Infini Généreux. Tu es le Miséricordieux, le Pardonneur et l’Affectueux. Tu es si proche. Je T’aime tant et plus encore… »

Les heures s’écoulèrent comme des secondes. « J’ai peur que cette journée ne passe sans que Tu ne m’aies incluse parmi ceux qui T’ont satisfait…» Un vent frais souffla et souffla de plus en plus fort, s’introduisit en dessous des bâches et rafraichissait l’atmosphère pesante malgré les climatisations. Un souffle divin venu embaumer le cœur de l’une ou de l’autre âme sincère. L’orage éclata. Une pluie diluvienne s’abattit sur l’endroit. Les voix s’élevèrent encore et encore défiant les décibels du déluge. « Ô mon Dieu ! Ta Générosité n’a pas de limite et Ta bonté est infinie, nous faire vivre le jour de Arafa et sous la pluie en plus ! Que d’occasions nous offres-Tu pour nous permettre de nous rapprocher encore plus de Toi ! »

Les gens sortirent des tentes. Tout le monde sentait la miséricorde divine nous envelopper. Certains tendaient les bras pour invoquer et pour rassembler cette eau qui ruisselait tout au long de leur corps. D’autres ne faisaient plus la différence entre leurs larmes et les gouttes d’eau sur leur visage. Des enfants pataugeaient dans les flaques d’eau. Une joie retentissait dans les lieux et des « Allahou Akbar » s’élevaient.

Puis, la pluie s’arrêta laissant place à un calme incompatible avec le nombre de personnes au mètre carré. Nous étions touchés par la Grâce de Dieu. Il n’y avait plus de mots. C’est le moment que je choisis pour sortir, aller explorer les environs et voir la fameuse montagne où chaque année les gens se précipitaient en pareil jour. On pouvait lire la sérénité sur tous les visages malgré les conditions de marche : l’eau ruisselait partout sur la route débordant de tous les recoins. Les morceaux de tissus blancs devinrent ocres. Mais c’était splendide de voir les pèlerins du monde entier à cet endroit en même temps levant les mains au ciel assis sur le bord de la route, sur le toit d’un camion ou d’une ambulance. Mon chapelet tournait sans que je m’en rende compte : la langue prit son indépendance et n’attendait plus d’ordre. Le corps n’existait plus, l’âme vivait désormais.

Le soleil se coucha. Nous nous retrouvâmes autour d’une collation et les témoignages se déversaient. Les gens se prenaient dans les bras et ne voulaient plus se quitter. Cette journée fut intense émotionnellement et les cœurs liés à jamais. Nous prîmes la route pour Muzdalifa[1].

Notre voyage de la connaissance qui se faisait à la lumière du jour laissait place à une autre station qui se déroulait en pleine nuit celle-ci. Une station qui permet à la connaissance acquise pendant la journée de s’installer fermement dans l’esprit grâce à la tranquillité de la nuit. Des corps jonchés sur le sol à perte de vue. Tous allongés, exténués. Nous cherchâmes un endroit que nous trouvâmes entre deux rangées déjà formées de personnes venues d’Angleterre. Aux pieds d’un vieil homme endormi aux côtés de son épouse, je trouvai avec mes copèlerines un espace pour dormir. Une fois ma couche installée, je m’allongeai les yeux rivés sur le paysage en face. Encore une montagne sur laquelle des personnes commencèrent à ramasser des pierres. Il y avait des gens qui arrivaient par centaines tout au long de la nuit. Je m’étendis, toute habillée. Je réalisai le sens du hajj. Se détacher de tout pour plonger au plus profond de soi, explorer ses entrailles et évaluer sa place par rapport à Dieu. « Où en étais-je de Dieu ? Avait-Il accepté ma présence le jour de Arafa ? M’avait-Il pardonné tous mes manquements et mon insouciance ? » Je fermai les yeux dans ce brouhaha et ce va-et-vient incessant, au milieu de disputes et de discussions pour s’attribuer une place. Je fermai les yeux, légère, apaisée malgré ma crainte de ne pas avoir accompli mes rites correctement. Je fermai les yeux me laissant aller entre ciel et terre à un sommeil profond et revigorant.

J’ouvris les yeux, beaucoup dormaient encore. Certains exploraient encore la montagne cherchant leurs armes pour la lapidation. D’autres participaient déjà aux files interminables des ablutions. Après avoir accompli la prière de l’Aube, le flot d’invocations ne pouvait s’interrompre. « Accepte-moi, accepte ce pèlerinage et ne me laisse pas. Ne me laisse plus, j’ai tant besoin de Toi dans ma vie. Je ne pourrais pas continuer si Tu n’es pas satisfait… » Pleurer était devenu une seconde nature. Les larmes purifiaient cet intérieur longtemps englouti dans ses ténèbres.

Après un rangement rapide, je pris la route avec les centaines de milliers d’autres pèlerins vers Mina. C’était le jour de l’Aïd. Le jour de la récompense après des efforts et après l’ultime travail sur soi dans cette quête de Dieu. Armée de mes 7 petits cailloux, je pris la route vers la grande stèle (jamara al kubra), bien déterminée à lapider tous mes démons intérieurs et détruire mes chaînes extérieures. « Aide-moi à commencer une nouvelle vie. Aide-moi à me débarrasser de mes mauvaises habitudes, de mes péchés, de mes erreurs, de mes faux pas. Aide-moi à me rapprocher de Toi comme Tu le veux de moi. Pardonne-moi et guide-moi vers la lumière de Ta Générosité et de Ta Bonté ».

Je marchai d’un pied ferme et pressé. Traversant les tunnels et ponts sous un soleil de plomb. « Je veux jeter, avec ces cailloux, mes fardeaux et mes boulets. Je veux m’en débarrasser et les enterrer en dessous de cette stèle et les laisser là à jamais.»

Je sortis ma petite sacoche et commençai : la première « Allahou Akbar » puis la deuxième « Allahou Akbar » et la troisième « Allahou Akbar » jusqu’à la septième.

Il fallait marquer un court instant après chaque lancer, me mettre à l’esprit ce que je voulais voir disparaître de mon intérieur. Après le jet des sept pierres, il fallait se tourner vers la Kaaba et invoquer Dieu de me maintenir sur cette voie qui est la Sienne et de maintenir ma volonté de commencer une nouvelle vie toujours ferme et inébranlable.

Je me demandai pourquoi fallait-il commencer par la lapidation de la grande stèle le jour de l’Aïd en passant devant les deux autres… Je compris par la suite que commencer par lapider son plus grand démon était le plus difficile. Mais si le plus grand était anéanti, les deux autres ne manqueraient plus de l’être. Une avalanche de pèlerins se dirigeaient au même endroit et avec la même ferme intention : effacer ce qui est passé et recommencer une nouvelle page de leur histoire.

Sacrifier un animal venait compléter cette volonté de prouver à Dieu que vouloir être Son serviteur nécessitait de tuer son égo et ses passions pour devenir doué d’humilité face à son Seigneur. Se raser les cheveux concrétisait ensuite cette volonté de vivre une nouvelle naissance.

Nous sommes encore restés les deux derniers jours à Mina en allant lapider les trois stèles chaque jour. Jeter 21 braises[2] par jour, brûler ses démons à chaque jet. En trois jours, nous marchions jusqu’à dix kilomètres. Ça laissait le temps de faire le bilan de sa vie et des déficiences que je voulais voir disparaitre. Mais c’est aussi une façon de se dire que la bataille ne sera jamais gagnée et qu’il faut rester vigilent en tout temps afin de ne pas s’écarter du chemin de Dieu.


[1] Nom arabe indiquant le lieu où l’on descend d’une colline ou d’une montagne vers une rivière ou un endroit plus bas.

[2] Traduction littérale du mot arabe « jamarate » utilisé pour la lapidation des stèles.

Un commentaire

  1. Merci pour de partager avec nous ces moments que cette fois-ci j’ai senti entre les lignes plus difficile à vivre.

    Le témoignage des pèlerins permet à ceux qui ne se sont pas encore rendus en ces lieux de comprendre un peu mieux la beauté et les difficultés du pèlerinage que nos cœurs ont hâte de vivre.

    Merci pour tes dons Takwa

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