L’Islam de France : Acteurs et [dés] organisations

Dans cette histoire des musulmans de France, les années 1980 marquent un tournant, car elles coïncident avec le 2ème âge des musulmans de France. Un âge où émergent trois acteurs incontournables de l’Islam en France : l’Etat français, les pays musulmans et les responsables associatifs musulmans de la 1ère génération (1980-1990).

Avec l’installation durable des « darons », la multiplication des salles de prière dans des lieux réaménagés pour l’occasion, l’augmentation du nombre de musulmans et des associations musulmanes et la résonance des événements internationaux en France (le moment iranien en France, l’affaire Rushdie…) conduisent la France, mais également les pays d’origine (Maroc, Algérie) à concevoir une « politique » vis-à-vis des musulmans. Pour les uns, il s’agit de maintenir le lien entre une population en voie d’enracinement avec le pays et la culture d’origine. Du point de vue de l’Etat français, pour qui cette population était invisible et indicible quelques années auparavant, le fait musulman constitue dans les années 1980 un « problème public »[1].

Durant cette décennie, le paysage islamique français (PIF) se structure et déstabilise l’Islam institutionnel représenté par la Mosquée de Paris, avec l’entrée en vigueur de la loi du 9 octobre 1981[2]. Elle permet aux étrangers de constituer des associations dans le cadre de la loi de 1901. Dans cet espace en évolution, l’UOIF (union des organisations islamiques de France) fait irruption dans le PIF le 3 août 1983, dans le département de la Meurthe-et-Moselle. A cette date, « l’Union » est le fait de quelques jeunes gens du Maghreb et du Proche-Orient venus faire leurs études en France. Certains sont membres de l’association des étudiants islamiques en France (AEIF)[3] ou/et du Groupe islamique de France (GIF)[4]. Deux structures dont les sources spirituelles et idéologiques sont à chercher du côté de l’école de pensée des Frères musulmans d’Egypte et de Syrie mais également du mouvement de la Tendance Islamique [tunisienne].

Constituée essentiellement d’étudiants, l’UOIF va s’implanter très rapidement dans les grandes villes universitaires (Lille, Bordeaux, Paris…) et développer un travail par le bas en proposant par exemple un encadrement religieux et l’enseignement de la langue arabe. Elle se déploiera sur le territoire dans une logique de fédération d’associations locales tout en constituant des associations plus « thématiques » avec la Ligue Française de la Femme Musulmane (LFFM) ou l’Association Médicale Avicenne de France (AMAF) qui regroupe des médecins musulmans. L’Union, de par sa sociologie, vise également les étudiants en soutenant la création des étudiants musulmans de France (EMF)[5] en 1989 et des jeunes musulmans de France (JMF) en 1993.

Cette structuration du PIF marque d’ailleurs la transition menée par les membres de l’UOIF, dont le militantisme était tourné vers les pays d’origine. À titre d’exemple, cette fédération en devenir doit notamment, son succès par l’apport de nouveaux membres dissidents de l’AEIF. Pour la petite histoire, d’aucuns diront que c’est le soulèvement de Hama (Syrie) et sa répression sanglante en 1982 par le dictateur Hafez Al-Assad, qui scellera le divorce parmi les militants de l’AEIF, à l’époque proche des Frères musulmans syriens et égyptiens.

Sous l’impulsion de quelques militants et de leur référence spirituelle, le chaykh libanais Faysal Mawlawi, l’UOIF anticipe et s’adapte à l’évolution des musulmans de France, qui dans leur quasi-totalité voient leur avenir en France et ne sont plus aussi sensibles aux échos étrangers. La correction de cette trajectoire s’opère notamment par le changement de nom. La nuance est subtile, mais éloquente. En 1990, le nom de la fédération, « l’Union des organisations islamiques en France » est remplacée par la préposition de pour devenir « l’Union des organisations islamiques de France »[6]. La même année, elle fonde le fameux institut de sciences islamiques « Château-Chinon », du nom du lieu qui accueille jusqu’à aujourd’hui l’Institut européen de sciences humaines (IESH). Le cap vers l’Islam de France est pris avec comme horizon, la représentativité au niveau national

La guerre des fédérations : à chacun son congrès !

Le 26 octobre 1985, la FNMF organise son 1er congrès afin de constituer une alternative à la Mosquée de Paris. Avec le soutien de l’Arabie Saoudite à travers la ligue islamique mondiale, le congrès de la FNMF réunit  170 associations selon les dires de son 1er président. Par souci de dissiper toute critique d’ingérence étrangère, les français de « souche » sont mis en avant dans le conseil d’administration, même si la fédération se voulait à l’image de la population qu’elle souhaitait représenter, à savoir plurielle (maghrébine, turque, d’Afrique subsaharienne…).

C’est d’ailleurs la position de Daniel Youssef Leclerc. « J’ai toujours insisté pour que la communauté musulmane soit dirigée non pas par une  majorité de Français comme les Harkis l’ont souhaité ou comme Yacoub Roty le prévoyait aussi, mais par ceux  qui sont majoritaires ici, c’est à dire les étrangers, non pas en fonction de leur importance en nombre, mais plutôt en fonction de leur piété. »

Dans cette lutte à la représentation, deux figures émergent sur la scène médiatique française du fait de leur rivalité viscérale : le recteur de la mosquée de Paris, chaykh Abbas et le porte-parole de la FNMF, Daniel Youssef Leclerc. Le premier  voyait dans le second, un dangereux intégriste et ce dernier reprochant au recteur sa trop grande souplesse doctrinale, notamment sur la question du halal et du voile. Derrière cette bataille à coup de déclarations par presse interposée, se cachait une rivalité entre l’Algérie et le Maroc en lien avec l’Arabie Saoudite dans le dossier du contrôle de l’Islam de France.

Dans cette bataille à la représentativité, l’arme privilégiée sera de rassembler les musulmans. Dès 1985, la Mosquée de Paris organise des rassemblements à Lyon (5000 personnes), à Marseille ou Toulouse. Sur ce terrain, l’UOIF s’avère être plus efficace. Quelques années après sa création, elle réussit à attirer, en janvier 1987, plus de 15000 personnes au Bourget quand l’association historique, l’AEIF réunissait lors des fameux Congrès de Strasbourg, 500 personnes la même année.

1989 : le fait musulman entre par la « petite porte » médiatique

Dès 1986, la France découvre avec choc la radicalité de certains mouvements islamiques, à Paris où des attentats meurtriers sont perpétrés durant cette année par un groupe pro-iranien se disant proche du Hezbollah libanais. Le moment iranien n’est donc pas fini et conduit les médias à associer l’Islam en France avec le mouvement historique de la révolution iranienne.

L’amalgame ne finit pas d’être entretenu, puisque quelques années plus tard, en février 1989, ce qu’on va appeler « l’affaire Rushdie »[7] s’invitera dans le débat national. Dans le sillon des contestations, parfois violentes dans le monde musulman, cette affaire aura le mérite de rassembler [ponctuellement] les principales fédérations afin de faire interdire ce livre. « Les deux ennemis jurés de l’époque, DYL et cheikh Abbas, se sont assis autour de la même table et ont décidé de mener la même action… », affirmait l’artisan de cette union sacrée, l’ancien secrétaire général de l’UOIF, M. Abdallah Benmansour. Sur fond de surenchère internationale autour de l’affaire Rushdie et d’un Islam matérialisé médiatiquement par des militant(e)s de la révolution iranienne, une autre affaire s’invite dans le débat public que les journalistes, d’ailleurs vont très vite baptiser, l’affaire « des Tchadors »[8].

Le 18 septembre 1989, Fatima (13 ans) et Leïla (14 ans) Achahboun, ainsi que Samira Saïdani, cessent de fréquenter un collège de Creil dans l’Oise, sur demande du principal du collège, qui estime dans une lettre aux parents que le voile est une marque religieuse incompatible avec le bon fonctionnement d’un établissement scolaire. Les parents des filles portant le foulard ne veulent pas désarmer. Les filles seront exclues de l’établissement. Derrière cette affaire, se profilent les grandes tensions que connaîtront les Français de confession musulmane et la société française. Pierre Bourdieu, dans une vision néanmoins partielle de la réalité plurielle du fait musulman, commentera en disant : « en projetant sur cet événement mineur, d’ailleurs aussitôt oublié, le voile des grands principes, liberté, laïcité, libération de la femme, etc., les éternels prétendants au titre de maître à penser ont livré, comme dans un test projectif, leurs prises de position inavouées sur le problème de l’immigration : du fait que la question patente – faut-il ou non accepter à l’école le port du voile dit islamique ? – occulte la question latente – faut-il ou non accepter en France les immigrés d’origine nord-africaine ? –, ils peuvent donner à cette dernière une réponse autrement inavouable. »

Cette série d’affaires et la situation fragile des fédérations musulmanes donneront l’impulsion à l’Etat d’initier l’organisation du culte musulman. S’inscrivant dans la logique napoléonienne du consistoire, en novembre 1989, le ministre de l’Intérieur sous la présidence Mitterrand, Pierre Joxe rassemble six personnalités musulmanes venant d’horizons différents afin de créer le CORIF (Comité de réflexion sur l’Islam en France). Le but étant de créer une instance pouvant jouer le rôle d’interlocuteur auprès des autorités publiques (Etat, collectivités). Cette initiative se voulait temporaire, cependant, l’Histoire montre que chaque initiative étatique (et son succès ou son échec) est intimement liée à la volonté et la personnalité du ministre de l’Intérieur de l’époque.

Les sigles se sont succédés avec les ministres qui en étaient à l’origine : le Corif, sous Pierre Joxe, le Conseil représentatif des musulmans de France (CFMF) sous Charles Pasqua (1993-1995), la Consultation (Istichara), sous Jean-Pierre Chevènement (1997-2000) et enfin le plus critiqué, mais néanmoins le plus long, le Conseil français du culte musulman (CFCM), avec Nicolas Sarkozy (2002-…). Seule structure ayant survécu au départ de son architecte, le CFCM, tout comme les autres tentatives, souffre de l’absence d’un acteur essentiel. Même si les grandes fédérations y sont représentées, tout comme des personnalités et théologiens, l’absence notable des associations initiées par la jeune génération, nous semble être un point critique de l’évolution de cette instance.

De plus, le 2ème acteur de l’Islam de France (les pays musulmans) occupe une place prépondérante dans la « demande d’Islam » en France, soit directement à travers une fédération (la FNMF, tombée, à l’époque dans l’escarcelle marocaine) ou la Fédération de la Grande mosquée de Paris (sous influence algérienne). Cette demande est également, subtilement canalisée par ces pays à travers, notamment, les subventions aux constructions de mosquées.

 


[1]Un problème est la perception par les acteurs d’un écart entre ce qui est (constat), ce qui devrait être (devoir d’agir) et ce qui pourrait être (possibilité d’action). Définition du problème public donnée dans le cours de Politiques Publiques de M. Surel à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble.

[2]Elle abroge les discriminations à l’encontre des étrangers, introduites par le décret-loi de 1939 et rétablit ainsi la liberté d’association dans sa plénitude de principe et sa généralité

[3]Fondée en 1963.

[4]Fondée en 1979

[5]D’ailleurs, la 1ère appellation de cette association (association islamique des étudiants de France) sonne comme un écho à l’association historique devenue rivale (l’AEIF).

[6]Mohammed Telhine, L’islam et les musulmans (…). Op.cit.

[7]La publication des Versets sataniques en septembre 1988 déclenche immédiatement une vive réaction dans la communauté musulmane en raison de sa description jugée irrévérencieuse du prophète de l’Islam Mohammad. Le livre décrit un prophète de Dieu nommé « Mahound » qui mélange des « vers sataniques avec le divin ». Le 14 février 1989, une fatwa réclamant l’exécution de Rushdie est émise sur Radio Téhéran par l’ayatollah Rouhollah Khomeini, guide de la révolution de l’Iran dénonçant le livre comme « blasphématoire » envers l’Islam.

[8]Amar Lasfar (UOIF), Hocine Chabaga, Khalil Merroun (mosquée d’Evry), Mohand Alili, Tedjini Haddam (GMP), Baddreddine Lahneche (Grande mosquée de Lyon).

Un commentaire

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