POUR UNE HOSPITALITÉ RADICALE

Nous, travailleurs et travailleuses de la culture, ne pouvons rester silencieux·euses face à la révoltante invasion de l’Ukraine orchestrée par Vladimir Poutine, tout comme face à n’importe quel conflit armé qui fait rage en ce moment quelque part dans le monde. La dramatique situation ukrainienne nous donne cependant l’occasion de penser l’hospitalité de façon radicale.

Nous affirmons ici notre solidarité la plus totale avec la population ukrainienne, mais aussi avec l’ensemble des peuples subissant actuellement une guerre dans leur pays ou toute autre forme d’oppression. La mise en œuvre d’une dynamique des affects régie par la soi-disant « loi de proximité » ne devrait pas être le moteur de la réaction européenne.

Notre manifestation de soutien sans réserve doit s’exprimer envers toutes les communautés subissant des pressions, qu’elles soient ukrainiennes, russes, biélorusses, tchétchènes, géorgiennes, polonaises, libyennes, libanaises, yéménites, syriennes, éthiopiennes, sahraouis, afghanes, maliennes, irakiennes, etc. La liste exhaustive serait longue.

Nous pensons aussi à tous ceux et celles qui, hors des radars de l’actualité, subissent au quotidien des contraintes sociales, sanitaires, économiques, climatiques… les exposant aux risques d’un parcours d’exil. Peu importe la couleur de la peau, des cheveux ou des yeux, peu importent nos prétendues ressemblances physiques ou proximités culturelles et/ou géographiques : ce ne sont ni des questions d’origine, ni de religion, de classe, de genre, d’orientation sexuelle, de culture, de statut ou encore de sphère géopolitique qui doivent dicter la solidarité internationale.

Comment justifier une quelconque hiérarchisation dans l’urgence, un tri dans l’hospitalité, un soutien à géométrie variable en fonction de préjugés et de critères abscons, que nous voyons se multiplier depuis une semaine ?

Les tragédies d’une guerre – et plus généralement de toute crise affectant des populations – ne sont pas plus acceptables au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie du Sud, en Amérique du Sud qu’en Europe. L’immigration qui s’ensuit ne se jauge pas à l’aune de sa prétendue « grande » ou « mauvaise » qualité ; l’hospitalité ne s’accorde pas à différentes vitesses.

Nous nous opposons à la pression reçue par certain·es protagonistes russes du monde de la culture sommé·es de se positionner publiquement au sujet de la guerre de Vladimir Poutine, aussi abjecte soit-elle. On peut y être fermement opposé sans se retrouver contraint de le formuler publiquement, ce qui, par ailleurs, expose ces protagonistes à un risque de représailles du régime en Russie, envers leur propre personne, leur famille ou leur entourage.

C’est un droit à la réserve, un droit au silence, un droit à la réflexion, même aujourd’hui, qui doit être garanti. Surtout aujourd’hui, où ce type de pratique ostentatoire semble impliquer un choix binaire et manichéen entre deux nations, la Russie ou l’Ukraine, et renvoie deux peuples dos à dos.

Comment inclure celles et ceux qui s’opposent à la guerre en Russie ? Que faire de la société civile délaissée en Ukraine ? Quelle place pour les ressortissant·es d’autres pays installé·es en Ukraine, comme, par exemple, les étudiant·es africain·es que nous voyons désormais confronté·es à un difficile exode retour ? Comment dépasser les inégalités criantes suscitées par l’inique et clivante « loi de proximité », votée par personne mais relayée à outrance, consciemment ou pas, par la plupart des médias ? 

Nous affirmons aussi notre souhait de continuer à travailler avec tous·tes les travailleur·euses de la culture éclairé·es, russes ou de tout autre pays, tout en restant vigilant·es à n’accepter aucune compromission avec des institutions gouvernementales impérialistes.

Les appels à boycotter inconditionnellement la culture et les acteurs et actrices du monde culturel russe ne constituent en rien un soutien aux milliers d’artistes, intellectuel·les et activistes russes qui pour beaucoup ont pris position contre cette folie militaire du Kremlin et risquent d’en subir les conséquences.

Dans l’urgence et la précipitation des temps présents, gardons-nous d’ajouter de nouvelles injustices à celles que l’on dénonce. Toute personne ne nuisant pas à autrui, pacifique, cherchant le dialogue et à vivre sa vie selon son libre arbitre et le respect de celui des autres citoyens et citoyennes, ne doit pas se retrouver bannie sous prétexte que ses représentants politiques mènent des initiatives mortifères. Un peuple n’est pas un régime. Un passeport ne signifie pas l’adhésion à une démence totalitaire.

Face à ce crime d’agression fomenté par une élite autoritaire, corrompue et obsédée par le géopolitique au détriment de l’humain, il est plus que jamais nécessaire de fabriquer des ponts pérennes par-delà l’intensité temporaire des émotions, par-delà les expressions de l’européocentrisme, par-delà les réflexes qui tendent à subsumer les individus, leurs refusant la possibilité d’échapper à leurs appartenances ou tutelles politiques, sociales, géographiques ou culturelles bien souvent contingentes. Usons plutôt de nos privilèges pour rendre audible et intensifier la portée de toutes les voix dissidentes. 

La solidarité, l’hospitalité et l’internationalisme ne sauraient être instrumentalisé·es en tant qu’armes d’exclusion, d’oppression et de bellicisme. Avant, pendant et après toute guerre, ces notions sont parmi nos meilleurs outils contre le militarisme, contre tous les militarismes qui ne cherchent qu’à initier, alimenter et étendre les conflits, à travers des délires géopolitiques présentés comme immuables et une essentialisation des différences.

Nous demandons enfin que l’ensemble des démarches d’hospitalité initiées de toutes parts ces derniers jours par de nombreux.ses acteurs et actrices des mondes de la culture – dont nous saluons la grande réactivité et la mobilisation louable – soient ouvertes à toute personne en situation de crise et dans l’urgence d’un accueil, dans une perspective opérationnellement inconditionnelle et radicale. 

Claire Migraine et Paul de Sorbier, responsables de structures culturelles – Nice et Toulouse, et Émile Ouroumov, commissaire d’exposition interdépendant – Paris. 

Source
https://blogs.mediapart.fr/hospitaliteradicale/blog/110322/pour-une-hospitalite-radicale

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Bouton retour en haut de la page