Le moi illusoire et la voie de purification (4/4)

Dans la continuité des réflexions précédentes, cette quatrième partie aborde l’autre face du miroir : le moi illusoire. Construit par l’éducation, les conditionnements sociaux et l’influence des passions, il s’oppose au moi authentique et constitue un voile que l’homme doit traverser pour retrouver sa vérité intérieure.

La racine de cette rupture, avant et après l’éducation, réside dans l’émergence d’un nouveau « moi » et d’un nouvel ego, venant se greffer à côté du moi intérieur. Ce « moi » possède ses propres caractéristiques, que le Coran a évoquées lorsqu’il parle de l’homme. En effet, une variété de traits cités dans des versets différents embrassent sa réalité, à savoir : la faiblesse, le désespoir, l’ingratitude, la polémique, l’injustice, l’antagonisme et la controverse, l’avarice, l’ignorance, la peur, l’avidité, etc.

Un hadith du Prophète, paix et salut à lui, nous donne une clé qui éclaire un aspect de la formation de cet ego : c’est le langage. Le Prophète dit : « Tout enfant naît sur la nature originelle (fitra) jusqu’à ce que sa langue exprime clairement ce qu’il est. »

En essence, la parole consiste à remarquer les différences, et c’est la première étape vers l’ascension du « moi » pour devenir un individu qui prend sa place parmi les autres. Pour le jeune enfant, le langage marque un tournant dans l’émergence d’un nouvel être en lui, distinct de son être profond et originel.

Ce moi grandit progressivement, se renforce et commence à se manifester clairement lorsque l’enfant commence à s’exprimer verbalement, en particulier lorsqu’il utilise le mot « Je ». À ce moment-là, l’ego humain s’est cristallisé pour devenir une entité à part entière, exposée à l’influence des différents facteurs éducatifs, de la famille à l’école, en passant par les médias et bien d’autres.

L’enfant comprend donc, à travers ce qu’on lui inculque au nom de l’« éducation », que pour avoir une place parmi les gens et être reconnu dans son existence, il doit porter un titre, posséder de l’argent, porter certains vêtements, obtenir des diplômes, se parer de bijoux coûteux, etc. On lui apprend aussi qu’il doit se montrer supérieur, prétendre, rivaliser et exhiber des choses susceptibles de susciter l’admiration des autres et de gagner leur faveur.

Mais tout cela n’est pas son être véritable : ce ne sont malheureusement que des apparences qui nourrissent et embellissent un moi illusoire, qui lui font oublier sa vérité absolue et déchirent son intériorité. Le Coran mentionne plusieurs manifestations et revendications de ce « moi » illusoire :

« Je donne la vie et je donne la mort » [1] ;

« Je suis meilleur que lui : Tu m’as créé de feu et Tu l’as créé d’argile » [2] 

« Je possède plus de biens que toi et je suis plus puissant que toi » [3] 

« Ô notables ! Je ne connais pas pour vous d’autre dieu que moi » [4] 

« Pharaon dit : Je ne vous montre que ce que je vois, et je ne vous guide que sur le chemin droit » [5] 

« Il rassembla les siens, et proclama : Je suis votre Seigneur, le Très-Haut » [6] 

Et le Coran nous informe également du sort de ce « moi » mensonger et prétentieux, au jour où tout apparaîtra dans sa vérité absolue. Il le fait parler ainsi : « Hélas ! Que la mort eût mis fin à tout ! Mon bien ne m’a servi à rien. Mon pouvoir m’a quitté » [7]

De « l’ego » faux, au moi authentique

Cet ego, cette « nafs », est précisément celle que la loi religieuse nous ordonne d’éduquer dans le but de la transformer, en partant d’une nafs incitant au mal, vers une nafs consciente de ses fautes et culpabilisante, jusqu’à atteindre une nafs apaisée qui s’harmonise pleinement avec la nature innée. Dieu dit dans le Coran : « Par l’âme et Celui qui l’a parfaitement façonnée, lui a inspiré son immoralité et sa piété, réussira celui qui la purifie, et perdra celui qui la corrompt. » [8]

Ainsi, on peut dire que la psyché (nafs) et l’âme (ar-rûh), le psychique et le spirituel, ne sont pas deux choses séparées ou éloignées. Bien au contraire, elles sont étroitement liées. Armée de ses instincts, de ses émotions et de son intellect étroitement lié à ses sens et plongé dans ses ténèbres cosmiques, la nafs exerce une pression considérable sur l’individu, au point d’affecter l’harmonie de son être et de freiner sa croissance spirituelle. Cela en fait une dimension d’une importance capitale chez l’homme, au point que la purification ou la corruption de sa nature innée en dépend largement.

Cette nafs puise son pouvoir dans trois forces qui la vivifient et la mettent en mouvement : le pouvoir intellectuel, le pouvoir du désir et le pouvoir colérique. Ces trois forces constituent la base humaine à partir de laquelle se forme la personnalité de l’individu. En d’autres termes, en réaction aux exigences et contraintes du monde extérieur, chaque individu puise dans cette matière première — bestiale, intellectuelle et colérique — ses propres stratégies défensives pour survivre et s’adapter. Malheureusement, cela le coupe de son être profond, de sa vérité authentique, et engendre en lui une anxiété inconsciente, qui s’exprime par un style de vie particulier, lequel distingue et oriente sa personnalité.

Ibn al-Qayyim al-Jawziyya dit dans son livre ‘Uddat al-Ṣābirīn wa Dhakhīrat al-Shākirīn : « Il y a dans le cœur un désordre que seule l’orientation vers Dieu peut apaiser, […] et une agitation que seul le rassemblement autour de Lui et la fuite vers Lui peuvent calmer […]. »

Dieu le Très-Haut dit : « L’homme a été créé craintif ; quand le mal le touche, il angoisse, et quand le bien le touche, il est avare (il s’en empare exclusivement) » [9]

Ce verset explique la dynamique qui constitue l’essence de l’être humain : une oscillation entre la peur et la convoitise excessive. Ici se pose la question : la course effrénée vers le désir n’est-elle pas une stratégie de l’homme craintif pour fuir son anxiété ? Son élan vers le désir n’est-il qu’une tentative de réprimer la douleur de l’angoisse, ou du moins d’en atténuer l’inconfort ?

En psychologie, cela s’appelle un « mécanisme de compensation » ou un « comportement compensatoire ». Autrement dit, le penchant de l’homme à s’approprier excessivement le bien est lié à son sentiment de peur. L’homme désire parce qu’il a peur. Chaque homme a ses propres peurs et désirs : le désir d’être aimé, d’être parfait et complet, d’être compétent, en paix, en sécurité (par exemple contre la pauvreté), etc.

Retrouver l’unité intérieure

C’est ici que réside l’importance de prendre en compte l’aspect psychologique dans le processus de l’éducation spirituelle et la réparation des déséquilibres causés par le milieu familial et social. Certes, la psychologie ne peut pas libérer l’homme ni le conduire aux vérités profondes de son être, mais l’ignorer revient à fermer les yeux sur ce qui empêche l’homme de se connecter à son être profond, qui inclut son âme, son esprit, son cœur, son comportement, son monde d’ici-bas et celui de la vie dernière, et par conséquent à se contenter d’une définition réductrice de lui-même.

C’est comme si l’on offrait à un homme un palais somptueux avec des meubles précieux et des terres magnifiques bien entretenues, mais qu’il choisisse de s’enfermer dans une sombre cave souterraine, oubliant peu à peu le reste de son palais, voire même qu’il en est le propriétaire.

C’est ici que prend tout son sens la parole de Jalâl ad-Dîn Rûmî : « Tu n’es pas une goutte d’eau dans l’océan, mais tu es tout l’océan dans une goutte d’eau »

Au lieu donc de nous abandonner pleinement à notre vérité absolue, de vivre notre servitude totale envers Dieu et notre pauvreté à Son égard, et d’exposer notre être à Sa miséricorde et à Sa lumière pour nous libérer, nous restons prisonniers d’un « moi » arrogant, avide, sensuel, avec des habitudes profondes dans les sentiments, la pensée, le comportement et les relations. Nous consacrons toute notre énergie à préserver ce « moi faux » qui vit dans l’illusion de désirs insatiables, d’orgueil débridé, d’avidité inassouvie. Un moi possessif, tyrannique, creux, hésitant et fragmenté. Un démon parmi les démons du mensonge et de la fausseté, qui ne cesse de commander le mal et conduit à la perdition : « La nafs est un instigateur de mal, sauf celle de laquelle mon Seigneur a eu pitié »

La voie de la véracité

Le Prophète, paix et salut à lui, a dit : « Tenez-vous à la véracité, car la véracité conduit à la vertu, et la vertu conduit au Paradis. L’homme ne cesse de faire preuve de véracité et de la rechercher jusqu’à ce qu’il soit inscrit auprès de Dieu comme un véridique. Et méfiez-vous du mensonge, car le mensonge conduit à la turpitude, et la turpitude conduit au Feu. L’homme ne cesse de mentir et de rechercher le mensonge jusqu’à ce qu’il soit inscrit auprès de Dieu comme un menteur chronique. » [10]

Le Prophète, paix et salut à lui, a aussi dit, dans un hadith rapporté par Al-Hasan ibn Ali, que Dieu soit satisfait d’eux : « La véracité est tranquillité, et le mensonge est suspicion. » [11]

Cette tranquillité et cette sérénité que recherche notre nature profonde ne peuvent être réalisées que grâce à la Révélation. La foi seule est capable de nous extraire de la réalité fragmentée du monde sensible qui englobe nos esprits et de nous ancrer dans la vérité révélée de la réalité complète : le monde de l’invisible et du visible. Dieu, le Très-Haut, dit : « Ô vous qui avez cru, craignez Dieu et soyez avec les véridiques » [12]

Être avec eux, ou comme l’exprime l’imam Abdessalam Yassine, « aimer et vivre en communauté », est le premier degré sur ce chemin ascendant que Dieu nous invite à gravir, un chemin où se dressent les obstacles de l’ego, des passions, du diable, des gens… La communauté sincère offre au voyageur un refuge chaleureux, car la route est pleine d’épreuves et de dangers.

À travers cette compagnie affectueuse et connaissant le chemin et ses pièges, le voyageur reçoit, en plus de la sécurité et de la sérénité, des réponses éducatives adaptées à ses besoins spirituels, psychologiques, intellectuels et sociaux. De même, en interagissant avec les autres dans la communauté, le voyageur apprend progressivement à se connaître lui-même.

Le Prophète, paix et salut à lui, n’a-t-il pas dit : « Le croyant est le miroir de son frère croyant » ? [13]Cela signifie que le voyageur, en regardant son frère, voit son propre reflet. « Regarde-nous, frère (ou sœur) ! C’est toi ! » C’est ainsi que la communauté s’exprime sans paroles, avec beaucoup d’amour. Car la base de ce lien affectif au sein de la communauté est l’amour de Dieu et l’amour en Dieu.

Le monde et ses passions sont des sources de troubles, et plus le voyageur s’y enfonce, plus il connaît la fragmentation et la lutte intérieure. À l’inverse, plus il s’élève et multiplie le rappel de Dieu, l’Unique, plus il s’approche de l’unité de son être. Dieu dit : « Dieu propose en parabole un homme appartenant à plusieurs maîtres qui se disputent sans cesse ses services, et un homme, propriété exclusive de son maître. Sont-ils égaux en exemple ? Louange à Dieu ! Mais la plupart d’entre eux ne savent pas » [14]

Le Prophète, paix et bénédictions sur lui, a dit : « Quiconque, en se réveillant le matin, se préoccupe exclusivement de ce bas monde, Dieu éparpille son affaire, ses biens et fait de la pauvreté son souci chronique, et ne reçoit de ce bas monde que ce qui lui a été prédestiné. Et quiconque, en se réveillant le matin, se préoccupe uniquement de la vie dernière, Dieu arrange ses soucis, préserve ses biens, fait loger la richesse dans son cœur, et la vie de ce bas monde lui vient contrainte. » [15]

Le rappel de Dieu, la présence auprès de Lui et l’obéissance à Ses commandements sont le remède à ce profond trouble intérieur. Une présence totale qui englobe la langue, le cœur et l’esprit, pour que l’homme trouve la paix complète. Ibn al-Qayyim, que Dieu lui fasse miséricorde, a écrit : « Il y a dans le cœur un désordre que seul le retour vers Dieu peut rassembler, une solitude que seule la proximité de Dieu peut dissiper, une tristesse que seule la joie de Sa connaissance peut faire disparaître, et une agitation que seule la réunion autour de Lui et la fuite vers Lui peuvent apaiser. »

La communauté reste toutefois un simple moyen et un soutien dans ce projet de transformation. La véritable force réside en l’aspirant lui-même. Sans sa volonté sincère, ce projet est condamné à l’échec. Dieu dit : « Certes, Dieu ne modifie pas l’état d’un peuple tant que ceux-ci ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes. » [16]

Un voyage vers Dieu

Ainsi, le chemin qui mène du « moi illusoire » au « moi authentique » est un voyage intérieur exigeant. C’est une lutte permanente entre les illusions de l’ego et la vérité profonde que Dieu a déposée dans le cœur de l’homme.

Le moi véritable n’est pas celui qui se gonfle de désirs, de possessions ou d’orgueil, mais celui qui se purifie, se relie à sa source, et s’élève dans la sincérité, la véracité et l’amour de Dieu. C’est ce cœur vivant, miroir de l’âme, qui gouverne l’ensemble de l’être et qui, purifié, entraîne l’harmonie de toutes les facultés.

L’éducation, la communauté, l’effort spirituel, mais aussi la patience face aux épreuves, sont les moyens par lesquels le croyant peut retrouver son essence originelle. Loin de l’ego fragmenté et mensonger, il s’élève vers la nafs apaisée qui retrouve sa paix dans la proximité divine.

La foi, la véracité et la compagnie des véridiques constituent les clés de cette transformation. C’est en se tenant fermement à la vérité révélée et en cultivant une relation sincère avec Dieu que l’homme parvient à dépasser ses illusions et à réaliser son être profond.

En définitive, le voyage du moi illusoire au moi authentique n’est autre que le voyage de l’Homme vers Dieu, son Seigneur, qui l’éprouve, le guide et l’appelle à retourner à Lui, purifié et apaisé.

[1] Coran (2:258)

[2] Coran (7:12)

[3] Coran (18:34)

[4] Coran(28:38)

[5] Coran (40:29)

[6] Coran (79:23-24)

[7] Coran (69:27-29)

[8] Coran (91:7-10)

[9] (Coran 70:19-21)

[10] Rapporté par Boukhari et Muslim

[11] Rapporté par Thirmidi et Ahmad, hadith hassan

[12] (Coran 9:119)

[13] Rapporté par Boukhari

[14] (Coran 39:29)

[15] Rapporté par At-Tirmidhî et Ibn Hibbân

[16] (Coran 13:11)

Lire aussi :

Le développement personnel — Entre quête de soi et mirages modernes (1/4)

Se construire en islam — Retrouver son essence et sa destination (2/4)

Le moi authentique et la rupture originelle (3/4)

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