Le moi authentique et la rupture originelle (3/4)

Après avoir exploré, dans la première partie, les mirages du développement personnel moderne, et, dans la deuxième partie, la construction de soi à la lumière de l’Islam, nous poursuivons cette réflexion en abordant le cœur de la question : le moi authentique.
Cette troisième partie met en lumière la véritable essence de l’homme, telle qu’enseignée par la Révélation et la tradition prophétique, tout en introduisant le point de rupture qui ouvre la voie au moi illusoire.

Le Moi authentique : la perle précieuse cachée au fond de l’océan de l’homme

Nul ne connaît l’essence profonde et la vérité complète de l’être humain, si ce n’est Dieu, exalté soit-Il, qui l’a créé de Sa main et insufflé en lui de Son esprit. L’homme, bien qu’il paraisse conscient de lui-même, ignore pourtant l’immensité de ses mondes intérieurs et demeure incapable d’embrasser la totalité de ses secrets merveilleux. Sans la Révélation, qui lui a dévoilé certains de ces mystères — comme sa réalité de vicaire sur terre et son élection parmi toutes les créatures —, il se serait cru un être simple, sans importance. L’imam Ali — que Dieu honore son visage — a exprimé cette vérité en disant : « Et tu penses être un petit corps, alors qu’en toi est contenu le monde immense. »

Et, dans un sens proche de cette idée, Mawlânâ Jalâl al-Dîn Rûmî dit : « Tu n’es pas une goutte dans l’océan, tu es l’océan tout entier dans une goutte. »

Ainsi, l’homme ressemble à un océan sans rivage, dont les vagues s’entrechoquent à l’image des fluctuations de ses émotions et de ses désirs. Mais ce qu’il possède de plus précieux et de plus rare, c’est cette perle enfouie dans ses profondeurs : son « Moi intérieur » et sa « véritable essence » — cette nature originelle que le Coran désigne par le terme cœur : « qalb قلب ».

Le cœur, roi de l’être intérieur

Le cœur est mentionné dans le Coran à 132 reprises : 19 fois au singulier, une seule fois au duel, et 112 fois au pluriel. Le cœur est défini comme la quintessence, l’essence pure d’une chose. Dans le royaume intérieur de l’homme, il est considéré comme le roi, tandis que les autres facultés — l’ouïe, la vue, la pensée — ne sont que ses soldats à son service. Le noble compagnon Abû Hurayra — que Dieu l’agrée — a exprimé cette vérité en disant : « Le cœur est un roi, et les membres sont ses soldats : si le roi est bon, ses soldats sont bons ; et si le roi est corrompu, ses soldats sont corrompus. »

La connaissance de soi et son développement exigent un effort acharné et une grande patience, à l’image des douleurs de l’enfantement, sans lesquelles aucune vie nouvelle ne peut voir le jour. C’est ce que le Prophète, paix et salut à lui, a nommé le plus grand « jihad » : il demande un courage capable de tenir les rênes de la peur instinctive qui habite l’homme et de le pousser à plonger dans les profondeurs de son être. Contempler la surface de la mer ne suffit pas pour obtenir ses perles : il faut plonger dans ses abîmes. Sans cette plongée, il n’y a pas de rencontre authentique avec soi-même, ni de voie vers un développement et un épanouissement véritable de l’être, jusqu’à ce qu’il devienne fort. Car, comme le rapporte le hadith, « Le croyant fort est meilleur et plus aimé de Dieu que le croyant faible. »

L’Imam Abdessalam Yassine — que Dieu lui fasse miséricorde — définit ainsi cette force : « J’entends par force intérieure la force de la foi active, renforcée par les vertus de la foi et par une volonté dirigée dans le sens agréé par Dieu ; une volonté consciente de la difficulté et de la rudesse du chemin vers le bonheur, de ses obstacles, généreuse de son argent et de sa personne, les offrant à vil prix en échange de la récompense de la demeure élevée, du salut, de la paix et de la vision du Noble Visage de Dieu. »

L’émergence du moi illusoire

Ce qui est authentique est ce qui est vrai en soi, la source d’où jaillissent les choses, la base sur laquelle s’édifie tout l’édifice. Le moi authentique représente la vérité et l’essence de l’homme ; il est son origine première, la pierre angulaire sur laquelle se construit sa personnalité. C’est une question d’origine et de lien : lien de l’homme avec sa vérité, lien de l’âme avec sa source, et son édification sur la fondation qui représente sa prime nature.

Si ce lien est rompu, cela entraîne corruption et rupture de ce que Dieu a ordonné d’unir, et provoque une grande fragilité dans l’édifice. Ne dit-on pas, à propos d’un hadith, qu’il est “authentique” lorsque sa chaîne de transmission est ininterrompue jusqu’à sa source ? Mais si la chaîne est rompue, il est “faible” et n’a plus de valeur. Il en est de même pour l’homme : il est fort et “authentique” lorsqu’il reste attaché à sa vérité et à son moi originel ; il devient faible et vain lorsqu’il s’en détache, s’appuyant sur les illusions et les artifices de son ego.

Cette nature humaine originelle — ce que l’on appelle la fitra — est exposée à la déformation et à la déviation sous l’influence de l’éducation au sein de la famille et de la société, et en raison du contact avec un environnement rempli d’exigences et de facteurs de corruption. Le Messager de Dieu, paix et salut à lui, a expliqué ce phénomène en disant : « Tout enfant naît sur la nature originelle (fitra), puis ce sont ses parents qui en font un juif, un chrétien ou un mazdéen. » [1]

Cette altération, qui atteint la fitra de l’enfant au contact du monde extérieur, le sépare de son véritable moi enfoui dans ses profondeurs. Cette rupture entre l’homme et son essence originelle semble presque inévitable ; c’est comme une loi universelle, et peut-être même le cœur de l’épreuve de l’homme dans cette vie de ce bas-monde, alors qu’il chemine vers son Seigneur, peinant afin de Le rencontrer. Dieu — exalté soit-Il — dit : « En vérité, Nous avons créé l’homme d’une goutte de sperme mêlée, pour l’éprouver, et Nous l’avons pourvu de l’ouïe et de la vue » [2].

C’est comme si une éducation inadéquate projetait son ombre sur le miroir de l’existence de l’enfant, à l’image de quelqu’un qui, jetant des cailloux sur une eau calme, envoie pierre après pierre troubler la surface, déformant ainsi le reflet. L’enfant devient alors autre que ce qu’il était à l’origine.

De même, les facteurs éducatifs — en lui inculquant la culture de la famille et de la société, leurs exigences, ce qu’il « doit » être, posséder ou accomplir pour être reconnu dans son existence — lui font peu à peu perdre l’unité de son être. Le « moi » de l’enfant se disperse et se fragmente. On place devant lui de multiples miroirs, si bien qu’il se voit éclaté, multiplié.

Comme l’a dit joliment le poète persan Farid al-Dîn ‘Attâr : « Le visage n’est qu’un, mais si Tu multiplies les miroirs, il se multiplie. »

A suivre …

Lire aussi :

Le développement personnel — Entre quête de soi et mirages modernes (1/4)

Se construire en islam — Retrouver son essence et sa destination (2/4)

[1] Rapporté par Boukhari

[2] Coran, 76 : 2

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