Histoire musulmane : d’un héritage mitigé au devoir de le reconsidérer

Toute école de pensée, tendance, doctrine ou idéologie propose un système spécifique pour analyser les évènements, les interpréter et les soumettre à la critique. Chacune définit une grille de lecture adaptée pour décoder l’histoire et dessiner un tracé possible pour l’avenir.

Malheureusement, tous les musulmans ne rentrent pas dans cette configuration. Force est de constater qu’une partie d’entre eux s’en tiennent à des généralités et que leurs revendications ne trouvent d’autres formes d’expression qu’une émotivité qui est certes sincère mais qui reste superficielle du fait que le propre des émotions réside dans leur caractère épidermique.

De surcroît, cette émotivité est doublée, pour ceux qui ont les yeux constamment rivés vers le passé, d’une tendre nostalgie regrettant les moments de gloire -ou présentés comme tels- de l’islam. Sentimentalité qui occulte les phases obscures de cette histoire tant mythifiée. Elle passe sous silence des moments charnières tels que la rupture au niveau du pouvoir lors de sa confiscation par les Omeyyades.

L’avènement de la dynastie des Omeyyades (660 à 750) est lié à une tragédie dans l’histoire musulmane caractérisée par une succession d’évènements des plus pénibles pour les musulmans de tout temps. Ce drame s’est matérialisé très tôt par l’assassinat des deux califes successifs Othmane et Ali (que Dieu les agrée) et prend ses sources du temps du Prophète avec Abou Soufiane, père de Mou’awiya fondateur de cette dynastie mais aussi parent de Othmane (que Dieu l’agrée). Mou’awiya gouverneur de Syrie1, était opposé à l’imam Ali notamment sur l’attitude à adopter face aux meurtriers du troisième calife et à leurs supporters (des régions entières). Cela déboucha sur la bataille de Çiffin donnant suite à un arbitrage qui tourna au désavantage de l’imam Ali. Il dut alors combattre sur deux fronts. Il avait à lutter d’une part contre les partisans de Mou’awiya qui fut proclamé unilatéralement calife par les Syriens, et il avait à faire face d’autre part à la dissidence dans ses propres rangs représentée par les Kharijites qui n’acceptaient pas les termes de l’arbitrage. Arbitrage qui, effectivement, était sournoisement géré par le représentant roublard de Mou’awiya. L’imam Ali fut finalement assassiné en 661 et avec sa mort, la justice, la concertation (choura) et la parole (politique) libre s’en furent.

Les circonstances historiques qui caractérisent cette rupture sont à considérer comme étant décisives dans l’influence qu’elles ont eue sur le cours de l’histoire contrairement à ce qu’affirme la version officielle qui tend à les relativiser. La version officielle est celle qui prévaut depuis que le pouvoir a été arraché à l’imam Ali. Elle a été perpétuée tant par les despotes en place que leurs soutiens religieux, activement ou à travers leur silence coupable. Mais les raisons de ces derniers étaient plutôt estimables vu qu’ils considéraient la politique du moindre mal.

Cet état de fait a permis l’émergence d’un courant de l’histoire musulmane -devenu dominant entre-temps- qui use d’une lecture apologétique ne permettant pas de démêler l’imposture de la droiture. Cette lecture est réductrice et ne retient que les manifestations de grandeurs.

Les exemples reflétant cette situation sont légion comme par exemple le fait d’ériger Haroun Arrachid en modèle accompli alors qu’un œil averti n’y décèle que le symbole de la continuité d’un pouvoir qui a tué dans l’œuf tant la lancée salvatrice de la Prophétie que son extension libératrice de la période califale où la justice était reine et où tout un chacun avait droit à la parole et à l’écoute. Mais l’Histoire aura surtout retenu la magnificence de sa cour qui avait atteint une splendeur inconnue jusqu’alors… ceci quand il n’est pas représenté sous les traits du calife des mille et une nuits, ces fameux contes peuplant l’imaginaire de l’Occident et nourrissant les représentations d’un Orient très exotique.

Ce genre d’analyses biaisées ne devrait pas poser plus de problèmes que cela tant les annales de l’histoire regorgent de mensonges, de légendes ou d’omissions. Seulement voilà, cela a une forte incidence sur notre époque à nous. Faire appel à l’image d’une période glorieuse en taisant les déficiences structurelles qui l’accompagnaient peut être préjudiciable pour nous puisque cela revient à prendre en référence un modèle bancal.

Il est fondamental qu’à notre époque, qui voit des bouleversements profonds marquant un tournant crucial et inaugurant une ère nouvelle de réactualiser notre compréhension. D’autant plus que certains des maux dont souffrent actuellement les musulmans ne sont en réalité que l’appendice d’une réalité historique trop longtemps occultée. Il faudrait alors se libérer de tant d’entraves qui ont réduit nos savants au silence.

Les savants de l’époque rusaient comme ils le pouvaient2 pour préserver la pureté d’un islam mis à mal par le joug contraignant de la plupart des rois3 qui ont exercé un pouvoir despotique. Despotisme qui déteint sur les réalités sociopolitiques des musulmans. Cela revient à dire que toute la construction intellectuelle, qu’une grande partie de la production jurisprudentielle, que la majorité des prises de positions et que les solutions que proposaient les savants d’alors étaient bridées, orientées, censurées, contraintes et ne permettaient aucune vision globale.

En effet, ils étaient les otages d’une situation politique des plus calamiteuses, c’est pourquoi l’héritage scientifique qu’ils nous ont légué ne permet pas de forger un projet global pour sortir de l’ornière civilisationnelle.

Reprendre sans condition leurs productions et confirmer la version officielle de l’histoire (qui n’est en rien conforme à la vérité), revient in fine à affirmer la volonté de moisir dans le marécage nauséabond de l’imposture passée et de la dictature présente qui sévit un peu partout dans le monde musulman.

Les savants ont pu s’accommoder de la perversion du pouvoir en considération des hadiths prophétiques qui prédisaient et prévenaient le passage du pouvoir de la khilafa4 vers un système dynastique dont la pérennité était garantie par une allégeance forcée. Il s’y sont faits et se sont tus pour préserver l’unité de la Oumma, la communauté des croyants qui représentait en ce temps-là un vaste et puissant empire. C’est pourquoi ils ont choisi de ne pas affaiblir le pouvoir central en prise avec les autres puissances du moment.

Quoiqu’ils avaient bien conscience de la perversion de ce pouvoir et de la lecture tronquée des textes et de l’histoire que proposaient ou permettaient les gouvernants d’alors.

Cette prise de conscience ainsi qu’une certaine approche réaliste ont toujours existé chez les savants musulmans, surtout les rénovateurs parmi eux et les plus intègres d’entre eux. Si certains l’ont étouffée, c’est parce qu’ils ont jugé prématuré d’en parler. D’autres ont dissimulé cette réalité par pure résignation. D’autres encore, après avoir soupesé les avantages et les inconvénients, en sont arrivés à choisir le moindre mal. Et d’autres enfin, ont agi par compromission avec le pouvoir en place.

Par delà le respect que nous devons à nos prédécesseurs – qui, certes, ne va pas sans poser des problèmes d’objectivité -, l’islam ne nous encourage pas, loin de là, à faire fi de notre raison critique. Par exemple, l’exemplarité des générations des Compagnons du Prophète (paix et salut sur lui) ou des trois premiers siècles de l’islam, références patentées et étalons d’or pour les musulmans, ne doit en rien être traduite en impeccabilité, qualités qui reviennent de droit au seul Prophète qui, certes, partage avec le commun des mortels les attributs humains, mais qui se distingue d’eux par l’assistance de la Providence divine (de là son caractère infaillible).

N’empêche que le projet n’est pas aisé et comporte des risques dont la superficialité d’analyse et le manque de respect aux savants de l’islam ne sont pas des moindres. Le glissement de la notion de critique (au sens d’examen) à celle de jugement (au sens de procès de faits comme d’intentions) peut facilement survenir. Il est impératif de tenir pour acquis que les personnes n’ont pas à être mises en cause et seules leurs actions politiques doivent être évaluées et questionnées, notamment pour ceux d’entre eux qui ont vécu dans le cadre d’un système politique verrouillé.

Par ailleurs, il convient d’être au clair quant au type de rapport à entretenir avec l’histoire.

Pour un musulman, l’histoire est l’accomplissement de la volonté divine. Et le chaos apparent qui semble caractériser les vicissitudes du temps répond en réalité à un dessein supérieur voulu par Dieu. Cela n’annule en rien la volonté humaine car si l’histoire a un sens conforme à la volonté de Dieu, elle n’en est pas moins l’action d’êtres humains pourvus de libre-arbitre. Ceux qui se cachent derrière la fatalité ne font que cacher leur défaitisme et leur manque de combativité. On n’a sa place sur terre qu’en étant maître de son destin par l’interaction avec les évènements non en les subissant : “Dieu ne change ce qu’il y a en un peuple que quand ceux-ci ont changé ce qu’il y a en eux-mêmes5. C’est à l’Homme de choisir l’utilisation qu’il fera de ses facultés, que ce soit en bien ou en mal. Il a toute liberté pour adopter le type de vie à mener et la voie qu’il entend suivre. Ceci bat en brèche la logique du fameux « maktoub » étouffant et tellement stérile, car sans le libre-arbitre, la vie perd de son sens.

Il n’en demeure pas moins que l’Homme est soumis aux contraintes de l’espace et du temps et reste limité par sa finitude. D’ailleurs, au-delà de son furtif passage terrestre, l’histoire poursuit sa marche et suit son court conforme à la volonté divine. En effet elle a un sens initié par Dieu, Créateur de la vie, de l’espace et du temps.

Mais prendre conscience de cela ne signifie nullement tomber dans le fatalisme ou verser dans une lecture apologétique -donc aveugle- de l’histoire. Cela implique d’œuvrer dans le sens de justice et de droit auxquels nous invite le message coranique.

L’approche sacralisante de l’histoire neutralise toute lecture critique qui permette d’y voir clair et laisse ainsi la porte ouverte aux manipulations et autres instrumentalisations qui ont réellement eu lieu et qui ne cessent d’ailleurs pas. Ou encore, elle laisse libre cours aux lectures partisanes ou idéologisées.

Donc l’enjeu consiste à dégager le vrai du mythe, à lever le voile sur les falsifications en questionnant, en interpellant et en décortiquant l’histoire. Et cela ne peut avoir lieu de manière concluante qu’avec un préalable, celui de désacraliser cette histoire6.

Pour résumer, s’intéresser au passé et revisiter l’histoire musulmane est un passage obligé pour prétendre à la réforme. Et cela à plus d’un titre : d’abord, restituer les faits dans leur historicité permet de comprendre le cadre d’élaboration et de développement des idées, des doctrines et des écoles. Ensuite cela permet de distinguer ce qui est sacré de ce qui ne l’est pas pour pouvoir dégager les principes immuables de leurs contraintes temporelles et ainsi aller à l’essentiel du message de l’islam. S’ajoute à cela ce qui a été dit plus haut sur la nécessité de démasquer l’imposture entretenue par les pouvoirs successifs et le devoir d’aller par delà la nostalgie paralysante.

En d’autres termes, cela revient à restituer la vérité pour une nécessaire autocritique menant à une réforme qui ne se fait que trop attendre.

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1) Appelée « Châm » en ce temps-là et couvrant l’actuelle Syrie, une partie du Liban et la Palestine.

2) A l’instar de l’imam Malik fondateur de l’école qui porte son nom, qui s’opposa au pouvoir en place de manière détournée au travers une fatwa sur le divorce. Il avait émis une fatwa invalidant le divorce forcé. C’était le moyen de pression qu’utilisait le pouvoir en place contre tous ceux qui remettait en cause sa légitimité.

3) Rois et non califes comme aime à les désigner la mascarade historique dont les relents parviennent jusqu’à nous et nous maintiennent dans le brouillard et l’erreur perpétuelle. Rois du fait de la tyrannie qui a caractérisée leur exercice du pouvoir, car calife porte en lui des notions positives de justice, d’équité et de pouvoir légitime (si ce n’est l’anachronisme, pouvoir démocratique aurait convenu).

4) Khilafa est un terme dédié à une étape historique représentée par un certain nombre de compagnons qui remplissaient les critères les habilitant à remplacer le prophète après sa mort, tant dans ses fonctions temporelles que celles dites spirituelles (mis à part la Révélation bien sûr !!).
On peut le traduire par succession légitime ou lieutenance. On le laisse comme tel pour le distinguer du « moulk » -royauté- caractérisée elle par l’illégitimité de ses prétendants usant de la terreur systématique. Ils ne sont arrivés au pouvoir que grâce à un coup d’état reposant sur un verrouillage idéologique commencé depuis l’ère du Calife Othmane (digne de ce titre que Dieu l’agrée) par la mise en place d’un réseau Omeyyade.

5) Sourate 13-Le Tonnerre Verset 11

6) Par désacraliser, on entend l’action de faire passer l’objet d’étude du domaine sacré à celui du profane (bien que cette catégorisation ne soit pas tout à fait opérante en l’islam).Le respect et le rapport dans la foi qu’il faut entretenir vis-à-vis de nos prédécesseurs (surtout les Compagnons du prophète et leurs successeurs) ne sont en rien remis en cause.

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