Penser l’Islam dans la laïcité 

L’islam n’est pas incompatible avec la laïcité car il partage avec elle un socle de valeurs qui rend possible la « cohabitation ». L’adhésion aux valeurs de justice, de liberté, d’égalité, dans leur compréhension universelle, celle qui découle de la capacité de chaque être à définir instinctivement ce qui est bien, garantit en principe la paix sociale et la pleine acceptation par chaque individu de ce qui est naturellement admis par tous.

Lorsqu’on porte aujourd’hui un regard sur le terrain « islamique » en France et en Europe, on s’aperçoit que chacun cherche à paraître avec ses idées, sa méthode de travail, sans réellement se demander comment arriver à ne pas réfléchir en termes de calculs personnels, de représentativité, de rapport de force intellectuel, mais plutôt à réfléchir en termes de consolidation et de recherche de ce qui fait l’essence et la force du modèle originel collectif fondé sur l’amour, la concertation et la modestie dans l’engagement. C’est cette capacité du Messager à rassembler les cœurs, à mobiliser les énergies et les aspirations, que Dieu rappelle dans la sourate « La famille d’Imran ». Se confronter avec l’autre, musulman ou non, est essentiel pour partager et mûrir sur le plan individuel, mais cela n’a de sens que si l’on place au centre la question du sens de notre existence, de notre appartenance à Dieu, de notre appartenance à une véritable « communauté » de foi.

Une question cruciale est de savoir si le cheminement vers Dieu est une affaire individuelle ou collective ? De quelle spiritualité parle-t-on et avec qui la vivre ? La spiritualité a-t-elle un rôle accessoire dans le cheminement, où c’est d’elle que dépend la concrétisation de toute aspiration ? Les soufis recherchent la communion avec le cheikh en aparté alors que les contemporains du Prophète ont cherché à cheminer, côte à côte, afin que les aspirations du cœur convergent avec celles de l’intellect pour produire une présence dans le monde dynamique.

Des fondements de la méthode, de notre compréhension profonde, spirituelle, des sources, nous pourrons proposer un modèle de cheminement, ouvert sur les réalités du monde d’aujourd’hui, non élitiste, à même de prendre pied dans des sociétés où la concurrence et le paraître sont institués en dogmes dans toutes les sphères de la vie. La  propension de l’être à « communier » avec ceux qui aspirent à faire effort est en soi le fondement du cheminement vers Dieu et la voie menant à l’excellence.

La première « assemblée » de fidèles, éduquée par le Prophète, paix et salut sur lui, et avec laquelle il a reçu l’ordre de « patienter » était, avant d’être un modèle de pensée, un miroir collectif pour que les egos et les âmes puissent se regarder à chaque instant dans leurs réalités profondes.

Si on parle aujourd’hui de renouveau, celui-ci sera avant tout le fruit d’un effort de contextualisation collectif à mener sur le triple plan de la spiritualité, de la pensée et de l’action structurée, en prenant garde de toujours garder un équilibre entre ces différents aspects du cheminement et en privilégient la proximité dans des sociétés qui génèrent de la distance.

Les réseaux sociaux, les collectifs, les rassemblements communautaires, les manifestations en réaction à telle attaque ou à telle loi, ne suffisent pas à mobiliser des citoyens musulmans qui, pour une part, ne vivent que superficiellement leur appartenance à Dieu et à son Prophète. Ceci relève en partie du fait que la « rupture historique » dont souffre encore aujourd’hui la oumma, a pour origine la disparition progressive d’un modèle de leadership et de gouvernance fondé sur l’éthique, qui a notamment engendré une perception et une compréhension de l’islam, par les musulmans, atomisée, axée sur ce qui a trait au culte d’une manière générale.

Construire une vision et un discours clair constitue une priorité pour des musulmans en quête d’identité dans des sociétés qui les amènent à façonner constamment leur islamité à la lumière de réalités particulières. Il s’agit de se définir à la fois à partir d’un contexte déterminé et à partir d’une lecture critique et dynamique des sources. Le discours est à la fois le miroir à travers lequel il est possible de se reconnaître et grâce auquel il est possible d’apparaître au monde. Il prend une dimension toute particulière dans un monde où les techniques de communication, sans cesse en évolution, permettent au message de bénéficier de supports divers et complémentaires. Il doit rompre avec une logique passéiste ou victimaire et permettre de présenter l’islam, son référentiel, son idéal de l’homme et des sociétés, comme une source d’enrichissement et comme un message universel. Il évolue en fonction de l’avancement de la compréhension des sources, des évolutions sociales, politiques, culturelles, économiques, intellectuelles. C’est à travers l’expression et la mise en valeur de ce qui fait à la fois leur islamité et leur citoyenneté, ainsi que cette capacité naturelle à faire « cohabiter » ces deux aspects de leur identité, que certains tentent d’opposer, qu’il sera possible pour les musulmans d’Occident de rompre avec une perception segmentée et antinomique de celle-ci. La dénonciation des dérives, tel le communautarisme, et des attaques auxquelles est confronté l’islam, la déconstruction des représentations négatives, qu’elles soient d’ordre intellectuel ou politique, ne doivent pas masquer l’expression d’un idéal de société universel, fraternel, solidaire. Les citoyens de confession musulmane, de culture occidentale, de par leur capacité à « sonder » les réalités d’un contexte qui est le leur, ont certainement un rôle majeur à jouer dans la mise en œuvre, l’interprétation et la critique de notion telles que « islam de France » ou « intégration », qui jusqu’aujourd’hui, tendent à définir l’islam non pas comme une composante positive de nos sociétés, mais davantage comme une menace, ou du moins comme une préoccupation pour leur devenir et leur pérennité, car jugé en porte-à-faux avec les idéaux de liberté, de progrès, de démocratie, etc.

Rappelons que le Prophète, paix et salut sur lui, avait prédit que les « nœuds » de l’islam allaient se dénouer l’un après l’autre et que le premier qui allait se délier serait celui du pouvoir. Nous n’avons pas ici la prétention d’expliquer dans les détails les causes de l’éclatement de l’héritage prophétique autant sur le plan de la compréhension que sur celui de la pratique. Le soufisme, compris comme une volonté de privilégier la relation à Dieu dans l’intimité de la retraite, est une des conséquences de cette rupture historique ainsi que la primauté conférée chez nombre de musulmans à l’aspect juridique et légal de l’islam. La volonté de préserver l’essence spirituelle de l’islam face au joug du pouvoir, à ses dérives, explique l’émergence d’une tendance à vivre sa foi en vase clos.

Cela a certainement contribué à préserver l’essence de la spiritualité musulmane à l’époque où celle-ci devait faire face à l’évolution des sciences islamiques, à leur ramification, et surtout à la volonté du pouvoir d’imposer son joug aux hommes de foi. S’il y a eu des dérives, elles ne sont pas imputables à tous ceux qui ont sincèrement œuvré afin que cet héritage, transmis de cœur à cœur, de génération en génération, survive jusqu’à nos jours.

Le Prophète, paix et salut sur lui, annonce que Dieu enverra à sa communauté, à la tête de chaque siècle, celui (ou ceux) qui auront pour tâche de rénover l’islam. Le sens de tajdîd est vaste et la langue française ne pourrait restituer en un seul mot les significations multiples qu’il englobe (renouveau, régénération, contextualisation, résurgence, etc.). Il implique, non pas une remise en question des fondements invariables de l’islam, mais un effort individuel et collectif de retour aux sources afin que le modèle prophétique soit préservé dans son authenticité et que celui-ci puisse être appliqué quelque soit les évolutions et les réalités du contexte.

L’un des enjeux pour les musulmans, est de s’extraire d’une vision et d’une compréhension parcellaire, partielle, du cheminement, héritée et façonnée au fil des siècles. Si ma quête est de rechercher l’amour de Dieu, sa satisfaction, toute science, toute œuvre d’adoration aura pour vocation d’atteindre ce but. Elle ne sera plus conçue comme un acte isolé, mais comme la brique d’un édifice dont la construction ne cesse d’évoluer.

Être spirituel, ne se limite pas aux apparences, à une pratique gestuelle dénuée de profondeur et vécue individuellement. Cela signifie être présent sur le terrain, vivre au cœur de la société, en présence de ses semblables, déployer toutes ses forces au service d’un projet constructif, tout en vivant en intimité avec Dieu, en étant présent à Lui à chaque instant. Vivre fraternellement les significations profondes de la foi en Dieu, dans une perspective dynamique de présence responsable dans un monde dominé par la pensée rationaliste, est le ciment capable de contrer et de contrebalancer l’hégémonie du modèle creux de société de consommation.

La philosophie matérialiste qui le fonde puise ses origines dans la lointaine antiquité. La construction d’un modèle alternatif de société fraternelle salvateur ne peut se produire en marge du système en place mais en s’érigeant en force de proposition portée par les volontés de changement pour la justice. Être présent au monde signifie d’abord se réapproprier l’héritage de la pleine spiritualité synonyme d’effort personnel sur le moi, en compagnie de ceux qui partagent le même dessein existentiel et le même engagement sur le terrain éducatif, social, économique, politique, environnemental, etc.

L’activisme creux, dénué de toute aspiration à vivre une spiritualité vraie, qui est présence à Dieu et effort pour aboutir à cette présence de façon ininterrompue, qui est introspection du moi de tous les instants, quête perpétuelle de l’excellence dans l’intention, les dires et les actes, est en proie à toutes sortes de dérives (désir de pouvoir, sentiment d’autosatisfaction, déconsidération de l’autre, volonté de paraître, de domination, etc.).

Les vertus de véracité, de sincérité, de désintéressement, de sobriété, de renoncement, se cultivent à bonne école. Seule l’éducation spirituelle, comprise comme étant le terrain sur lequel se cultivent la patience, la persévérance dans l’effort, le don de soi, le partage, l’écoute, la modestie, l’indulgence, peut être garante d’un cheminement équilibré. L’un des principaux défis est donc de réussir à atteindre un point d’équilibre entre spiritualité, effort intellectuel et effort structuré pour construire l’alternative, en s’affranchissant des impératifs et des contraintes du quotidien. Mais pour être efficientes dans la société, les volontés de rupture et de recherche d’une alternative à un système monde aux abois, doivent converger pour pouvoir affronter un modèle de pensée hégémonique, « éclairé », qui relativise les effets d’une modernité dépassée par son propre rythme.

Il est nécessaire de confronter les textes et l’interprétation qui en est faite aux réalités ambiantes, dans l’optique d’un rapprochement de ce qui peut apparaître antinomique, incompatible, et d’une « acclimatation » de l’islam à son milieu. Il s’agit non pas de voir ce que la laïcité nous amène ou pourrait nous amener à concéder en tant que citoyens musulmans, mais plutôt de définir quels sont les aspects qui font converger la laïcité et l’islam (justice, liberté, égalité, non violence, solidarité,…). Comment alors penser l’islam dans la laïcité ? Quelles sont les spécificités de « l’exception française », que Jean Baubérot définit comme une « laïcité de combat » ?

L’islam, intrinsèquement humaniste, défend les idéaux de l’homme sans pour autant en revendiquer le monopole exclusif. Il est essentiel de confronter les sources de l’islam à un contexte donné dans une optique dynamique. Le contexte est l’éclairage nécessaire pour parvenir à adopter une lecture ouverte, innovante et non figée des sources. En ce sens, il s’érige en référentiel indispensable. Une approche globale des sources permettrait d’aborder le monde environnant et ses enjeux dans leur complexité et dans une optique pluridisciplinaire.

Le contrat social républicain repose sur l’idée de citoyenneté et de respect des principes démocratiques. Est-il possible de s’approprier les différentes dimensions de la citoyenneté  tout en affirmant, en tant que musulman, ses convictions ? Les citoyens de confession musulmane ont tout intérêt à s’interroger sur la manière de mettre en valeur leur altérité dans la perspective d’un enrichissement de sociétés dont la désagrégation s’accélère par temps de crise, avec la montée de l’individualisme, de la violence et du rejet de l’autre. L’enjeu est pour eux de concevoir l’islamité comme une partie intégrante de la citoyenneté et de passer d’une vision fragmentée de leur identité (« fracture identitaire ») à une vision unitaire respectueuse de la pluralité des opinions de chacun. Il s’agit de sortir d’une logique d’« intégration » qui connote l’idée d’assimilation d’un corps étranger à une identité collective, de réfuter une conception de la nation supposée aboutie, pour se placer au cœur des processus d’évolution et de production de celle-ci, non en marge.

Les questions qui ont trait à la représentativité de l’islam et des musulmans revêtent une réelle importance mais d’autres défis sont à relever prioritairement.  Comment s’atteler avant tout à construire et à faire émerger une vision commune de notre présence ? Comment structurer une présence et une action sur le terrain sur le long terme et la préserver des conflits d’intérêts et des dissensions ? Quels champs investir prioritairement pour faire face aux enjeux de notre société ? Quelle « stratégie » adopter ?  Aux côtés de quels acteurs s’impliquer ?  Existe-t-il des champs d’action « communautaires » ? Comment concevoir les partenariats et quelle part y consacrer dans une société plurielle telle que la notre ?

Face à ces défis, il est nécessaire que les citoyens musulmans sortent d’une logique gouvernée par les pouvoirs publics et par l’ingérence de pays étrangers, infantilisante et paternaliste, qui leur impose un cadre représentatif et confine leur champ d’expression et d’action.  Afin de s’extirper de cette logique qui oblige nombre d’entre eux  à adopter une attitude de suivisme, il est nécessaire qu’ils prennent conscience de l’importance du rôle qu’ils ont à jouer et des enjeux qui en découlent. « Il n’est aucune autre certitude sensible que le fait d’exister. Se sentir vivant, en avoir la perception adéquate et forte, voilà de quelle sensation nous sommes sans doute traversés. Mais la sensation irréductible de notre identité citoyenne, elle, se construit dans nos actes citoyens, dans notre mobilisation politique, associative, elle se met en actes et, en retour, les actes nous font éprouver une consistance, un sentiment qui fortifient nos actes et nous fortifient par là même »[1].

Un des principaux défis consiste à ne pas s’enfermer dans une logique de présence « communautaire » en passant d’une foi confinée au culte à un islam appréhendé dans sa globalité. À travers la pensée et l’action, il s’agit de sortir d’une compréhension et d’une vision de l’islam restrictive, pour l’appréhender dans toutes ses dimensions, comme une manière d’être dans les différentes sphères de la vie. On oppose spiritualité et progrès sans toujours pouvoir définir clairement le concept de progrès. L’islam conçoit la spiritualité comme un moteur du progrès humain, non comme un frein à celui-ci.

 


[1] Anne Révah-Lévy, Maurice Szafran , Malaise dans la République, intégration et désintégration, Plon, Paris, 2002, p. 112.

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