Mohamed Sifaoui, vingt ans de complicité médiatique

Mis en cause par la justice dans l’affaire du fonds Marianne, Mohamed Sifaoui était entendu le 15 juin 2023 par une commission d’enquête du Sénat. Le journaliste et éditeur Thomas Deltombe, qui avait démasqué les méthodes de Sifaoui dès 2005 dans L’Islam imaginaire, analyse la complaisance médiatique dont l’« expert » franco-algérien a bénéficié pendant deux décennies.

À la faveur de l’affaire du fonds Marianne1, les portraits de Mohamed Sifaoui fleurissent dans les médias français. Mais ces papiers, ravageurs pour la plupart, esquivent généralement les premiers pas du journaliste sur la scène médiatique française, au début des années 2000. C’est pourtant à cette époque que se situe l’une des clés du scandale qui éclate aujourd’hui au grand jour. Car la mission que Mohamed Sifaoui s’est vu confier par les services de Marlène Schiappa au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty correspond peu ou prou à la tâche que lui avaient assignée les grands médias audiovisuels français deux décennies plus tôt : combattre un « islamisme » aux contours flous et traquer jusqu’au dernier ses supposés complices.

PROFITEUR DE DÉSASTRES

Les attentats du 11 septembre 2001 apparurent comme une aubaine pour Mohamed Sifaoui, journaliste algérien réfugié en France au terme de la guerre civile qui avait ravagé son pays au cours des années 1990. La sidération mondiale provoquée par l’attaque du World Trade Center et du Pentagone lui permit de vendre aux médias et aux éditeurs hexagonaux une analyse susceptible de lui ouvrir bien des portes : ce que l’Algérie a vécu pendant une décennie, et dont il fut, dit-il, un témoin privilégié, allait désormais s’étendre au monde entier (et à la France en particulier). Tel est le sous-texte de ses interventions télévisées qui se multiplient dans les mois suivant la parution en 2002 de son livre La France, malade de l’islamisme. Menaces terroristes sur l’Hexagone (Le Cherche-Midi éditeur, 2002).

Exploitant à fond son expérience de la « sale guerre » algérienne des années 1990, qui fait d’ailleurs l’objet de vives polémiques, Mohamed Sifaoui signe son premier coup d’éclat, sur France 2, le 27 janvier 2003 avec une « enquête » dans laquelle il affirme avoir filmé de l’intérieur, en caméra cachée, une « cellule d’Al-Qaida » en plein Paris. Diffusé dans l’émission « Complément d’enquête » et décliné dans un livre intitulé Mes « frères » assassins : comment j’ai infiltré une cellule d’Al-Qaïda (Le Cherche-Midi éditeur, 2003), ce « reportage » à sensation suscite l’admiration de bien des commentateurs. « Un coup de génie ! » s’extasie par exemple Thierry Ardisson, qui invite immédiatement le téméraire journaliste dans son émission « Tout le monde en parle ».

Mais l’« enquête » provoque également quelques remous. La journaliste Florence Bouquillat qui l’avait assisté dans cette curieuse « infiltration » souligne à demi-mot, dans l’émission « Arrêt sur images », sur France 5, les méthodes douteuses de son confrère algérien (9 février 2003). Cette infiltration à la barbe des services de renseignement paraît, pour de nombreuses raisons, totalement invraisemblable, comme nous le documentions dans L’Islam imaginaire2. Interrogé par « Complément d’enquête », Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, se montre lui-même incrédule. « Vous savez, des menaces, j’en reçois tous les jours », balaie-t-il d’un revers de main.

Qu’à cela ne tienne : M6, en quête d’audimat, diffuse deux mois plus tard… la même « enquête », en version longue. Cette version remaniée vaut de nouveaux éloges à ce « journaliste dont le courage inspire le respect » (Le Parisien, 23 mars 2003). Mieux : il est récompensé quelques mois plus tard par le Grand Prix Jean-Louis Calderon au festival du scoop d’Angers. « Je trouve que le travail qu’il a fait, c’est vachement gonflé, applaudit alors le créateur du festival. C’est du bon journalisme d’investigation » (Ouest-France, 1er décembre 2003).

ENQUÊTES RACOLEUSES

Mohamed Sifaoui, adoubé, se lance alors dans une nouvelle enquête, plus ambitieuse encore : il décolle avec un compère vers le Pakistan et l’Afghanistan afin d’y débusquer Oussama Ben Laden « Vous êtes convaincu que les Américains savent où se trouve Ben Laden… Vous, vous l’avez pratiquement retrouvé en trois semaines ! » s’extasie le présentateur de l’émission « Zone interdite » sur M6, qui accueille le reporter sur son plateau. [C’est une] « enquête remarquable et qui vraiment montre ce qu’on peut faire avec la télévision aujourd’hui, surtout quand c’est fait avec autant de talent et de courage », abonde l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine dans la même émission, le 9 novembre 2003.

Si la thèse défendue par le reportage n’a rien d’original, reconnaît pour sa part Le Monde, puisque nul n’ignore en réalité dans quelle région se terre le patron d’Al-Qaida, « le document, d’une grande qualité » mérite tout de même quelque éloge en raison« des risques énormes [pris] par ses auteurs — qui y ont bel et bien failli y laisser leur vie » (Le Monde, 1er novembre 2003). Le Club de l’audiovisuel du Sénat a décerné au documentaire le prix Patrick-Bourrat du grand reportage.

Malgré les mises en garde et le scepticisme grandissant qu’inspirent ses reportages aux téléspectateurs attentifs3, Mohamed Sifaoui, consacré expert en « islam » et en « terrorisme », a désormais micros ouverts et reçoit le soutien d’une bonne partie de la profession. Il sera même sollicité en février 2005 par le Centre de formation des journalistes (CFJ) afin de partager avec la future élite du journalisme français ses bons tuyaux pour enquêter « sur le terrain de l’islam de France ».

Plus rien ne semble dès lors devoir arrêter Mohamed Sifaoui, qui enchaîne les reportages à sensation, pour diverses chaînes de télévision, et les ouvrages racoleurs : Lettre aux islamistes de France et de Navarre (Cherche-Midi, 2004), L’affaire des caricatures : dessins et manipulations (Privé, 2006) , Combattre le terrorisme islamiste (Grasset, 2007), etc. En 2007, Arte lui consacre même un portrait onctueux, intitulé « Un homme en colère ».

Chaque nouvel attentat — et ils sont nombreux — sonne pour le journaliste comme une divine surprise : ces attaques confirment son statut de « spécialiste » doté d’une prescience quasi prophétique et l’autorisent à fustiger ses détracteurs, dont il souligne avec morgue la « naïveté » et la « lâcheté »4. Ceux qui critiquent ses méthodes sensationnalistes et ses grotesques mises en scène refusent de regarder la réalité en face, argumente-t-il, et se font complices du « terrorisme » et du « nazisme islamiste »5. Rhétorique habituelle des profiteurs de désastres.

« AUX RACINES DU MAL »

L’ambition de Mohamed Sifaoui n’est pas tant de traquer les poseurs de bombes que de débusquer les « islamistes » et leurs « idiots utiles ». C’est ce qu’il explique clairement dans La France malade de l’islamisme : « Il ne s’agit pas uniquement de parer à des attaques terroristes, mais de faire barrage à cette idéologie intégriste, source de tous les dangers ». Il faut donc, ajoute-t-il, s’attaquer « aux racines du mal ».

Mohamed Sifaoui se met ainsi au diapason de tous ceux qui, profitant de la lutte indispensable contre les violences commises au nom de la religion musulmane, cherchent à engager la société tout entière dans un « combat idéologique ».

La polémiste Caroline Fourest, qui partage les mêmes motivations et dont la carrière médiatique démarre sensiblement à la même période, devient au milieu des années 2000 l’indéfectible alliée de Sifaoui6. Avec une habile répartition des rôles : tandis que la première s’impose comme l’égérie « féministe » de la grande croisade des élites françaises contre l’« islamisme », le second sert de caution musulmane. Exploitant à fond son statut de « native informant », il se propose de dépister l’islam de l’intérieur et de révéler le double discours des islamistes prétendument tapis dans l’ombre.

Cette notion d’islamisme devient ainsi l’arme fatale du courant islamophobe qui prolifère dans les années 2000-2010. Jamais définie précisément, cette notion d’apparence scientifique permet d’amalgamer toutes sortes de personnes ou d’organisations qui n’ont la plupart du temps rien en commun, sinon la détestation de ceux qui veulent les réduire au silence.

C’est cette confusion qui fait toute l’efficacité de cette bombe à fragmentation idéologique : on peut, en collant partout l’étiquette « islamiste », associer subrepticement n’importe quel musulman aux pires djihadistes. « Le voile n’est pas islamique : le voile est islamiste », affirmait ainsi Mohamed Sifaoui sur RTL lors de la promotion médiatique de son énième opus, (Taqiyya ! Comment les Frères musulmans veulent infiltrer la France, L’Observatoire, 2019).

Comme le notent les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed dans Islamophobie (La Découverte, 2013), le soupçon se répand ainsi par capillarité.

SOUS LE TERRORISME, LA GAUCHE

Car Mohamed Sifaoui et ses amis ne se contentent pas de coller des étiquettes infamantes sur les musulmans qui leur déplaisent. Pour éradiquer « le mal », il convient de chasser tous ceux qui contestent cette stigmatisation : de la Ligue de l’enseignement à l’Observatoire de la laïcité, de la Ligue des droits de l’homme (LDH) au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) à l’Union nationale des étudiants de France (Unef), on ne compte plus les associations — et les personnalités — que Mohamed Sifaoui a placées dans son viseur au cours des années.

Par capillarité donc, tous ceux qui ne partagent pas ses vues deviennent une « menace pour notre démocratie », ainsi qu’il l’affirme dans son avant-dernier livre Les Fossoyeurs de la République, paru en mars 2021, tout entier consacré à l’« islamo-gauchisme », c’est-à-dire à peu près toute la gauche. La gauche française et européenne, en adoptant un discours « victimaire », est devenue l’instrument de l’« islamisme », ressasse-t-il sur quatre cents pages. « Il faut à la fois casser cette gauche et la forcer à reconfigurer son logiciel idéologique », plaide-t-il dans Le Point7, lors de la promotion du livre, que son éditeur présente comme un outil indispensable de « réarmement idéologique ».

Dès lors, ce n’est guère surprenant que Mohamed Sifaoui, infiltré au sein l’Union des sociétés d’éducation physique et de préparation militaire (Useppm), ait utilisé le fameux « fonds Marianne » pour lancer une opération de cyberharcèlement contre des personnalités et des associations qui n’ont strictement rien à voir avec la mort de Samuel Paty. Dans sa vision complotiste du monde, Rokhaya Diallo ou Edwy Plenel sont, in fine, un peu responsables de cette barbarie. « Ils peuvent sauter au plafond s’ils le souhaitent, mais je le répète : le discours victimaire des milieux indigénistes et islamistes, souvent relayé, de bonne ou de mauvaise foi, par des gauchistes, arme la main de criminels », assène-t-il encore dans Le Point en avril 2021 (loc. cit.).

L’ART DE SE POSITIONNER

S’il a fallu vingt ans et un scandale d’État pour que Mohamed Sifaoui perde enfin son rond de serviette sur les plateaux télé (temporairement ?), c’est évidemment parce qu’une bonne partie de l’intelligentsia française, des journalistes vedettes et des responsables politiques partagent ses obsessions. L’argumentaire de Sifaoui n’a d’ailleurs rien d’original ni de nouveau : il était déjà omniprésent dans les années 1990 et n’a cessé de prospérer depuis lors.

C’est sans doute pour cette raison que le journaliste est sorti presque sans dommages de la sordide affaire Estelle Mouzin, en 2008 : cette année-là, il avait fourni un « tuyau » bidon à la police judiciaire de Versailles, qui avait fait démolir un restaurant chinois en croyant, sur la foi de ce « renseignement », retrouver le corps d’Estelle Mouzin. Elle n’a retrouvé que des ossements d’animaux et l’État a dû verser plusieurs centaines de milliers d’euros de dédommagement au restaurateur lésé. Malgré ses affabulations, le fantassin de la lutte contre l’« islam politique » navigue, insubmersible, sur la vague conservatrice qui inonde la France depuis plusieurs années.

Notre homme, il faut le dire, a le don de se positionner. Se présentant comme un éternel insoumis, il ne rechigne pas à faire des appels du pied au pouvoir. « Emmanuel Macron a été le président qui a fait le plus, notamment depuis 2020, dans la lutte contre l’islam politique », expliquait-il par exemple le 26 avril 2022, en saluant le vote de la loi contre le séparatisme. Flirtant avec les discours les plus réactionnaires, il prend soin en parallèle de revendiquer son appartenance à la gauche et de critiquer les figures de proue de la fachosphère. Un « en même temps » qui ne manque pas d’intéresser ceux qui, du côté de Manuel Valls ou d’Emmanuel Macron notamment, entendent séduire l’électeur d’extrême droite avec la conscience tranquille.

Le livre qu’il a consacré à Éric Zemmour en 2010, alors que son étoile commençait à pâlir, participe de cette stratégie d’équilibriste. Ce portrait lui valut en tout cas les hommages en ombre chinoise de Laurent Joffrin dans Libération : « Dans le petit monde de Zemmour, tout en catégories sommaires, Sifaoui n’existe pas : il est musulman et républicain. C’est un journaliste lui aussi controversé, attaqué, parfois imprudent, Algérien d’origine, vétéran du combat anti-islamiste, réfugié politique, devenu français, à la fois musulman, laïque, démocrate, intégré, critique des siens et admirateur de la culture française » (11 septembre 2010). En d’autres termes : le musulman idéal susceptible de séduire n’importe quel idéologue d’extrême droite…

« D’UN BOUT À L’AUTRE, LA PROBITÉ » : SIFAOUI BÉATIFIÉ PAR BHL

De fait, l’identité musulmane de Mohamed Sifaoui est fréquemment convoquée par ses défenseurs, qui y voient manifestement l’authentique certificat de leur propre antiracisme et un passe-droit pour briser quelques prétendus tabous. On le constate une nouvelle fois dans l’ahurissant éloge que lui dresse Bernard-Henri Lévy, dans son bloc-notes du Point, le 5 octobre 2017, à l’occasion de la publication par Mohamed Sifaoui de son autobiographie (Une seule voie : l’insoumission). Ce dernier, en plus d’être « l’un de nos meilleurs journalistes d’investigation », est « un musulman qui habite avec bonheur un prénom — Mohamed — dont le poids symbolique n’échappera à personne ». Ce qui rend bien sûr d’autant plus méritoires — héroïques même — ses audacieuses prises de positions sur l’islam, la gauche ou la politique israélienne.

Au terme de cette béatification éditoriale, BHL presse ses lecteurs de se procurer les « mémoires » (sic) de son ami journaliste qui marie avec bonheur « la rigueur déontologique exigée par le métier et les partis-pris idéologiques qu’impose l’engagement ». « Au total, conclut-il, c’est un bel autoportrait qui se dessine au fil de ce livre tour à tour lassé, attristé, désemparé, puis, de nouveau, combatif, enragé, plein d’alacrité et respirant, d’un bout à l’autre, la probité ».

C’est cette probité qu’interroge aujourd’hui la commission sénatoriale sur le fonds Marianne qui a auditionné Mohamed Sifaoui le 15 juin. Mais si l’on voulait s’attaquer aux racines du « mal », peut-être faudrait-il également entendre ceux qui pendant vingt ans l’ont soutenu, encouragé, défendu et financé — malgré les alertes qui se sont multipliées durant tout ce temps.

Thomas Deltombe

Éditeur et essayiste. Il a coordonné une histoire des relations franco-africaines : L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique(Seuil, 2021). Préalablement, il avait notamment publié L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005 (La Découverte, 2005) et co-dirigé l’ouvrage Au nom du 11 septembre. Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme (La Découverte, 2008).

Source
https://orientxxi.info/fr/auteur1255.html

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