Profiter de l’été : un défi pour les femmes musulmanes en France ?

C’est un feuilleton bien français qui reprend chaque année aux premiers rayons de soleil : la traque au moindre centimètre de tissu “en trop” dans les espaces de baignade. Des arrêtés municipaux et des règlements définissant au millimètre près ce qu’est un maillot de bain convenable, s’arrogeant le droit de décider à qui ouvrir les portes d’une piscine ou permettre de profiter d’un moment de détente.

Et comme si cela ne suffisait pas, le changement climatique et les vagues de chaleur, de plus en plus intenses, rendent l’été difficilement supportable, tandis que l’accès aux espaces publics pour se rafraîchir se restreint.

Alors, pour « Khlass les clichés » (Musulmanes & Militantes), nous nous sommes demandés : comment les femmes musulmanes portant un foulard traversent la période estivale ? De Paris à Grenoble, en passant par Lyon et le pourtour méditerranéen, nous avons discuté avec une dizaine de femmes musulmanes pour recueillir leurs témoignages et documenter une réalité loin d’être anecdotique

Été sous surveillance

Le constat d’un manque d’options pour se rafraîchir sans subir regards hostiles ou remarques accusatrices, refait surface à l’approche des beaux jours. Chaque année, une forme de lassitude gagne de nombreuses femmes musulmanes portant le foulard, conscientes que l’été marque le retour d’une période particulièrement éprouvante.

Farah qui n’est pas retournée dans une piscine depuis 2013 redoute la période estivale allant même jusqu’à refuser de se rendre près de lieux de baignade « Je n’y vois pas l’intérêt« , dit-elle, tant la perspective de devoir affronter regards intrusifs, humiliation ou interdiction à l’entrée lui pèse. Nawel en témoigne également :  » Je n’aime pas du tout l’été en France, c’est une période que je redoute chaque année. J’ai déjà eu des prises de tête à la plage. Une femme m’a dit que ma tenue était provocante et qu’elle allait appeler la police. »

Chaque année, des arrêtés municipaux, souvent justifiés par des prétextes d’hygiène ou d’ordre public, visent directement les femmes portant des tenues couvrantes. On assiste à des scènes surréalistes, comme cette année sur une plage de Carry-le-Rouet, dans les Bouches-du-Rhône, où des agents en gilets pare-balles ont sommé une femme de quitter les lieux, pour cause d’une tenue jugée “non conforme” à “connotation confessionnel”.

Une hostilité qui se prolonge sur le terrain médiatique, où la question du “burkini” est constamment instrumentalisée, pour s’inscrire en problème public. Le flou volontairement entretenu et les justifications arbitraires qui l’accompagnent, alimentent une confusion générale ouvrant la voie à des mesures toujours plus excluantes, écartant progressivement les femmes musulmanes des espaces publics.

Et ces violences envahissent désormais les réseaux sociaux. Sur X, des femmes musulmanes ont été photographiées à leur insu dans l’espace public, puis leurs images ont été diffusées, laissant libre cours à une avalanche de commentaires haineux, racistes et islamophobes.

Zineb résume l’impact de ce récit médiatique avec amertume  : « En réalité, ce que j’entends et ce que je lis dans les médias suffit, malheureusement, à me faire perdre toute envie d’aller me baigner sur une plage en France. C’est devenu un mécanisme de défense, de protection. »

“Je n’ai pas le courage d’être confronté au rejet dans mon propre pays”.

Des règles pour exclure

Si les espaces de baignade restent peu accessibles, c’est avant tout à cause des règlements qui les encadrent. Ceux appliqués dans les piscines municipales sont particulièrement révélateurs de l’exclusion qui s’opère.

À l’entrée des piscines municipales, des panneaux affichent clairement les restrictions vestimentaires, justifiées par des règles d’hygiène. Des dessins de maillots dits “conformes” représentés précisant que toute tenue de ville est interdite dans les espaces de bains. Pour les femmes, seuls les maillots “classiques” sont admis : une pièce sans manches, au-dessus du genou, ou un deux-pièces standard et dernièrement les maillots intégrés d’un “shorty’.

Règlement de la piscine municipale de Courrières, 62710

Et là où deux critères devraient primer : l’hygiène et la sécurité, avec un maillot permettant de préserver la qualité de l’eau et ne pas présenter de risque en gênant la respiration ou le risque de noyade, on assiste à des absurdités juridiques. Comme l’explique la juriste Miana Bayani ce sont des exigences “à la base justifiées”, mais qui ont été détournées pour considérer les maillots de bain plus couvrants comme non hygiéniques ou dangereux. “Cette interprétation repose sur des critères valables, mais qui sont ensuite mal appliqués. On prend des règles sensées mais on les utilise pour justifier l’exclusion de certains maillots conduisant à des discriminations,” précise-t-elle. 

Un règlement discriminant est par définition illégal” le rappelle la juriste. Des règles qui ne visent pas uniquement les femmes portant un foulard ou s’habillant modestement, mais excluent plus largement toutes celles qui ne souhaitent pas se conformer au modèle “classique” du maillot de bain pour des raisons personnelles, religieuses, médicales ou simplement par choix. “Et cela, d’autant plus que plusieurs études scientifiques ont démontré que les maillots couvrants, lorsqu’ils sont fabriqués dans les mêmes matières que les maillots classiques, ne posent aucun problème d’hygiène ni de sécurité” souligne-t-elle.

Alors, une fois l’argument hygiénique écarté, que reste-t-il pour justifier l’interdiction de tenues couvrantes ? Rien de réellement fondé. Une confusion sur laquelle joue les règlements sans que ceux qui les appliquent n’en comprennent non plus souvent réellement le sens. 

Si les maillots ne posent aucun problème de sécurité ni d’hygiène, l’exclusion de tenue couvrante traduit une volonté bien précise : celle, politique, de contrôler le corps féminin, d’écarter de l’espace public ses expressions diverses.

Une traditionnelle passion politique pour le tissu  

Encore une fois, toute l’attention se tournait vers le corps des femmes, vers leurs tenues”. Miana Bayani 

La lutte menée par le Syndicat des femmes musulmanes de Grenoble pour l’accès aux “Piscines pour toutes” avait ceci d’inédit qu’elle a amené pour la première fois une municipalité à se positionner contre les règlements discriminatoires qui régissent ces espaces.

Miana Bayani, militante de première ligne avec le syndicat, nous a raconté comment cette capacité d’organisation collective a permis de faire remonter leurs revendications jusqu’au Conseil municipal. Et sous la direction du maire écologiste Éric Piolle, a été adoptée, le 16 mai 2022, une délibération autorisant l’accès aux piscines municipales avec des tenues couvrantes. Une décision qui n’a pas tardé à provoquer une levée de boucliers, rassemblant des élus de gauche, de droite et d’extrême droite. 

Ce qui relevait d’une décision municipale a très vite pris une dimension nationale. En la réduisant à une simple expression confessionnelle, la revendication s’est vu dépolitisée et vidée de son sens. “Présenter toute notre action comme une revendication religieuse, c’était complètement faux. C’était juste une façon de nous discréditer”. Miana Bayani

Action du syndicat des femmes musulmanes avec l’alliance citoyenne de Grenoble dans le cadre de la campagne “Piscine pour toutes” (23.07.21).

Quand se baigner devient un privilège

Pour profiter tout de même de leurs vacances, les femmes sont donc contraintes de rechercher des solutions adaptées. Ainsi, que ce soit pour Zineb, pour qui la natation était à l’origine un moyen de soulager ses douleurs dorsales, ou pour Kenza, qui a entièrement réorganisé ses habitudes depuis qu’elle porte le voile, ce surinvestissement est une réalité fréquente chez les femmes musulmanes. « Mes habitudes ont changé depuis que je porte le voile. Je fais beaucoup plus attention et je me renseigne avant de me rendre quelque part, pour éviter tout risque d’humiliation », nous dit Kenza.

Si, pour certaines comme Farah, privilégier des vacances à la montagne permet d’éviter les espaces aquatiques, ce n’est pas le cas de Maïssa. Faute de lieux adaptés, elle s’est tournée avec sa famille vers l’application Swimmy, qui permet de louer des maisons avec une piscine accessible à la journée. “Aujourd’hui, ma seule alternative, c’est de louer une piscine privée, pour être sûre de pouvoir nager librement, sans jugement ni contraintes” affirme-t-elle.

Néanmoins, la recherche de créneaux non mixtes ou la location de maisons via des particuliers représentent un surcoût important, qui accentue les inégalités entre celles qui peuvent se le permettre et celles qui n’ont pas d’autre choix que de renoncer. “On est obligées de partir à l’étranger ou de louer des maisons avec piscine. Mais tout cela a un coût, et ce n’est pas accessible à tout le monde” ajoute Alia.

La fabrique illégale de l’invisibilité

Ce n’est ni un caprice ni une revendication extraordinaire. C’est un droit fondamental, presque banal. Le droit de profiter d’un espace public, comme tout le monde” – Zineb

Chaque été, les arrêtés « anti-burkini » pleuvent sur les plages françaises, bien que ces mesures soient régulièrement jugées illégales : la justice administrative a d’ailleurs annulé deux arrêtés contestés par la Ligue des droits de l’Homme (LDH)[1], dont notamment la ville de Mandelieu-la-Napoule. Plus qu’une simple question de tenue, il s’agit d’une politique du vêtement, qui résonne avec un idéal républicain, où les différences devraient s’effacer pour mieux se conformer à un modèle unique, où celles qui font un pas de côté se retrouvent sanctionnées et pointées du doigt.

Miana Bayani souligne dans ce sens qu’à l’origine, la lutte pour l’accès à la piscine à Grenoble ne visait pas seulement la suppression de la notion de « longueur de maillot » : “Notre revendication ne portait pas uniquement sur le maillot couvrant, mais aussi sur le topless dans une volonté de s’inscrire dans une lutte plus large de liberté vestimentaire”.

Combien d’espaces publics seront encore grignotés lorsqu’un simple morceau de tissu suffit à justifier l’exclusion d’une partie de la population ? La mobilisation et l’organisation collective deviennent essentielles, surtout quand on tente de faire croire que les espaces de loisirs ne seraient que secondaires. A cela Miana Bayani invite à répondre clairement : “Lorsque des femmes musulmanes sont empêchées d’accéder à un lieu public en raison de leur tenue, ce n’est jamais anecdotique”.

Et à l’heure où, en France, l’idée même de se baigner ne fait plus partie de l’imaginaire de nombreuses femmes musulmanes, il est d’autant plus crucial de rappeler que ces espaces de loisirs, souvent perçus comme secondaires, relèvent de droits fondamentaux. Les femmes musulmanes sont pleinement légitimes à les revendiquer. Imaginer un monde où l’on peut se baigner sereinement ne devrait pas être un luxe, ni une exception.


[1] Deux arrêtés interdisant le burkini sur des plages françaises suspendus par la justice administrative, SaphirNews, 14 juillet 2025.

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