Edgar Morin et les limites de la raison : Dialogue avec la transcendance selon Abdessalam Yassine

Penser notre temps exige de dialoguer avec les grands esprits qui ont tenté de décrypter la complexité du monde moderne. Parmi eux, Edgar Morin s’impose comme une figure singulière et incontournable : philosophe, sociologue, anthropologue et biologiste, il a osé remettre en cause les certitudes établies et tracer de nouvelles voies pour comprendre la science, la société et l’homme. Sa démarche interdisciplinaire, audacieuse et critique, fait de lui non seulement un repère pour les chercheurs, mais aussi un point d’ancrage pour engager une réflexion plus profonde sur les limites de la rationalité occidentale. C’est précisément en ce sens que le professeur Abdessalam Yassine l’évoque comme un interlocuteur précieux : un pont pour capter l’attention des lecteurs francophones et ouvrir un dialogue sur la nécessité de dépasser la seule logique scientifique.
La critique de la science classique
Pour comprendre l’apport de Edgard Morin, il faut d’abord revenir sur sa critique radicale de la science moderne et de ses dogmes implicites. C’est dans cette déconstruction des certitudes que s’exprime toute sa force intellectuelle.
L’apport majeur de Edgard Morin réside dans sa remise en question des certitudes scientifiques modernes. Selon lui, « la science n’est pas le royaume de la certitude », une prise de conscience qu’il considère comme l’une des grandes découvertes de notre siècle. Il critique trois piliers de la science classique :
– L’ordre absolu : Edgard Morin dénonce l’idée d’un déterminisme rigide, quasi-religieux, qui aurait servi de croyance sous-jacente aux scientifiques, malgré son impossibilité de démonstration.
– La séparabilité cartésienne : Les expériences sur l’onde et le corpuscule montrent que le monde subatomique ne se comporte pas de manière fixe, contredisant la notion selon laquelle les objets peuvent être étudiés isolément sans interaction avec le reste du monde.
– La logique rigide : Edgard Morin souligne que l’usage de moyens rationnels et empiriques peut parfois conduire à des contradictions, ou « apories fondamentales », déjà soulignées par Kant.
Ces critiques traduisent sa volonté de penser la complexité et de montrer que les certitudes de la modernité sont relatives et conditionnelles, plutôt que absolues.
Pour une sagesse au-delà de la raison
Mais Edgard Morin n’est pas seulement un critique de la science : son ambition va au-delà de l’épistémologie. Sa pensée cherche à réintroduire le sens, la solidarité et la fraternité au cœur des relations humaines, proposant une alternative à l’individualisme fragmenté de la modernité.
Dans sa quête de sens, Edgard Morin ne se limite pas à la critique scientifique. Il propose une vision sociale où prime la solidarité et la fraternité entre les hommes, substituant à une société post-moderne fragmentée l’idée d’une communauté unie. Abdessalam Yassine décrit cette proposition comme « un cri du cœur doublé d’un cri d’alarme », questionnant la nécessité de recourir à des mesures d’autorité pour contrer l’égarement collectif et préserver la liberté.
Cependant, malgré cette ouverture, Edgard Morin demeure enfermé dans ce que le Professeur Abdessalam Yassine nomme la « boucle rationnelle ». Son appareil critique, bien que novateur, reste tributaire des limites de la raison humaine. À ce sujet, le Professeur Abdessalam Yassine écrit :
« Avec des facultés sensitives atrophiées et un appareillage reconnu aujourd’hui inachevé et biodégradable, on ne peut aller loin : il nous faudra des ressources autres que la logique de la rationalité pour penser la complexité du réel cosmique. Il nous faudra l’ouverture sur une source divine pour donner sens à la vie et au monde. » (Islamiser la Modernité, p.155)
De même, en confrontant les analyses de Edgard Morin et celles de Piaget, Abdessalam Yassine souligne que si le psychologue contemporain reconnaît déjà l’impuissance de la raison seule, il s’arrête à une « sagesse » incomplète. Il écrit :
« Le psychologique contemporain Piaget appelle les philosophes à connaître la limite de la raison et à chercher les conditions d’une sagesse. Il définit celle-ci comme la coordination des valeurs rationnelles avec les autres d’un irrationnel indéfini. Avec la réserve qu’il s’agit pour nous de deux genres de vérités, l’une aux frontières mouvantes et aux certitudes provisoires des sciences, et l’autre révélée et définitive, avec la réserve que, pour nous, il s’agit du supra-rationnel et non d’un irrationnel indéfini, avec la réserve que, pour nous, il est question à la fois de coordination et de subordination de la raison au cœur, la définition de Piaget nous convient. » (La Révolution à l’heure de l’Islam, p.101)
Ainsi, là où Morin et Piaget restent prisonniers d’une logique humaniste autonome – oscillant entre le rationnel limité et l’irrationnel indéfini –, le Professeur Abdessalam Yassine propose un horizon radicalement autre : un dépassement de la raison par le supra-rationnel, enraciné dans la Révélation divine. La critique devient alors décisive : l’homme moderne ne pourra pas, avec les seuls outils de la raison biodégradable, embrasser la complexité de l’univers ni trouver le sens de son existence.
Vers une sagesse intégrale : raison, cœur et transcendance
Edgar Morin incarne à la fois le courage intellectuel et les limites de la raison humaine. Sa pensée oblige à questionner nos certitudes, à embrasser la complexité, et à réinventer nos manières de vivre ensemble. Toutefois, comme le souligne Abdessalam Yassine, l’horizon de Edgard Morin demeure inachevé : il reste prisonnier du cercle rationnel et n’ose franchir le pas vers la transcendance.
C’est ici que réside toute la différence : là où Morin et Piaget, chacun à leur manière, oscillent entre critique rationnelle et ouverture à un « irrationnel » indéfini, le Professeur Abdessalam Yassine propose une véritable sagesse intégrale. Une sagesse qui articule science et Révélation, raison et cœur, complexité et transcendance.
En définitive, l’un éclaire les limites de la modernité, l’autre en indique la sortie. L’un interroge, l’autre oriente. Le dialogue entre Edgard Morin et Yassine nous rappelle qu’aucune réforme de la pensée ne peut se suffire à elle-même si elle n’est pas guidée par la lumière du supra-rationnel : celle qui relie l’homme au divin et donne sens à l’existence.
Première parution de l’article sur le site yassine.net