La religion aux mains des politiques

A peine les premiers versets révélés que les Musulmans s’empressaient d’aller libérer les esclaves et lutter pour l’amélioration des conditions de vie des opprimés. Alors que le message divin incite à renverser l’ordre injuste et à établir la justice, de nombreux discours préfèrent proposer une charité occasionnelle comblant les défaillances du pouvoir. Cette vision participe à la reproduction des inégalités et profite avant tout au pouvoir.

La justice et l’égalité sociale sont le fondement des religions monothéistes. Les revendications qui en découlent ont toujours inquiété les possédants. Dans le Deutéronome (15 :11) on trouve ce passage : « Il y aura toujours des indigents dans le pays. C’est pourquoi je donne ce commandement : Tu ouvriras ta main à ton frère, au pauvre et à l’indigent dans ton pays». On trouve également dans le livre de Zacharie : « Ainsi parlait l’Éternel des armées : Rendez véritablement la justice, Et ayez l’un pour l’autre de la bonté et de la miséricorde. N’opprimez pas la veuve et l’orphelin, l’étranger et le pauvre, Et ne méditez pas l’un contre l’autre le mal dans vos cœurs. »

Dans le Coran, on trouve également plusieurs versets à portée sociale, par exemple : « Et qu’est-ce qui t’instruira de ce qu’est la voie ascendante ? C’est affranchir un esclave. Nourrir, un jour de famine, un orphelin proche parent, ou un pauvre miséreux. » (S90.V15) Ou encore  « Nous [Dieu] avons envoyé Nos prophètes avec des preuves indubitables. Nous avons fait descendre avec eux le Livre et la balance afin que les hommes établissent ʾal-qist [la justice/l’équité]. » (S.57-V.25)

Très tôt, les pouvoirs dominants prennent la pleine mesure de la menace que représente une spiritualité bien comprise poussant à l’émancipation des peuples. En Occident chrétien, les monarques se rapprochent de religieux conscients du pouvoir d’influence qu’ils détiennent. Malgré les tensions et confrontations, l’alliance du trône et de l’autel marque profondément l’Histoire. Souvent, le Clergé délivre aux pauvres des messages enseignant l’acceptation de leur sort et la résignation. Au lieu d’être un moteur pour la recherche de la liberté et de la justice, la religion devient un moyen d’obtenir le consentement des masses. Ce qui constitue une trahison du message originel.

Malgré tout, une compréhension populaire du christianisme demeure un catalyseur puissant pour mener des révoltes populaires contre les nantis. L’apparition du protestantisme est d’ailleurs une conséquence des abus de l’Eglise catholique. Celle-ci profite du protestantisme pour unir les catholiques derrière elle et faire oublier l’essence du message divin. Les tensions entre Français des deux confessions ne cessent de croître au cours du XVème pour aboutir aux dévastatrices guerres de religions du XVIème siècle. Ces massacres touchent toute l’Europe et incitent de nombreux philosophes à réfléchir sur un nouveau modèle de société dans laquelle le religieux ne serait plus la référence principale. Dynamisées par le renouvellement du logos grec, les philosophies des Lumières posent les bases d’un nouveau paradigme qui annonce un monde débarrassé des spectres obscurantistes du passé. Et malgré le déisme de nombreux philosophes et la tolérance qu’ils prônent, l’anticléricalisme croissant du XIXème siècle présagent alors pour beaucoup de la fin du religieux.

De son côté, l’Islam connaît aussi très tôt la récupération du religieux à des fins politiques. Des travaux récents d’historiens montrent que les Omeyyades ont favorisé le développement d’une certaine lecture et compréhension de l’Islam. Leur vision de l’Islam contribua à instaurer une monarchie héréditaire et participa à la reproduction de nombreuses inégalités sociales. Ces types de gouvernance sont en total contradiction avec l’héritage qu’a laissé l’imam Ali, attaché à une lecture sociale de l’Islam et opposée à toute forme d’injustice. Pendant son califat, l’imam s’était donné pour objectif l’instauration d’une égalité économique entre tous les membres de la société. Il fixa notamment un revenu maximum de 4000 dirhams car il considérait que la misère résultait avant tout de la monopolisation des richesses.

L’historien Nabil Mouline, dans son récent ouvrage Le Califat, histoire politique de l’islam, développe l’idée que certains hadiths ont été au pire inventés, au mieux sur-promus afin d’interdire aux Musulmans la rébellion. Si aujourd’hui, cette lecture est enracinée dans les masses musulmanes et que la critique d’un dirigeant est inconcevable, il y a toute une tradition musulmane contestatrice, de Abou Dharr à Abdallah ibn Zoubeyr.

Le monde musulman développe alors sa puissance grâce à son pouvoir politique et militaire. A l’instar du christianisme, ce sont les entreprises individuelles, d’hommes saints et éloignés des centres de pouvoir qui permettent de préserver l’esprit originel de la foi musulmane. Plus tard dans l’histoire, le Califat de Cordoue fait sécession avec Damas et produit temporairement un modèle renouant en partie avec l’esprit dynamique des origines. Al Andalus reste connu pour l’essor des sciences, des cultures et des arts et contribue largement à fournir des éléments nourrissant la Renaissance. Néanmoins, l’histoire politique du monde musulman reste marquée par l’instrumentalisation de la religion pour contenir les masses et pousser aux conquêtes dans le but d’enrichir l’empire.

A la fin du XVème, le monde musulman amorce son déclin. La première mondialisation déplace le curseur de puissance politique et économique du sud de l’Europe (Italie et Espagne) vers le nord (avec le développement de la nouvelle puissance britannique et les Provinces-Unies). L’Orient en pâtit, les échanges méditerranéens entre les ports italiens et le monde musulman déclinent. D’autres facteurs accentuent les crises que traverse l’empire Ottoman. La mort de Suleiman le magnifique en 1566 marque la fin de l’âge d’or et entame le long déclin de l’empire. De nombreux événements politiques contribuent à morceler un monde musulman loin des idéaux de l’Islam originel. Les peuples musulmans deviennent, pour reprendre une expression de Malek Bennabi, colonisable et les dirigeants politiques offrent le monde musulman aux puissances européennes lancées dans une compétition destructrice.

Louis Alidovitch, écrivain, auteur de l’essai « La Barbe qui cache la forêt »

Un commentaire

  1. Masha Allah, une bonne lecture méthodologique qui explique très bien la manipulation du politique au religieux…

    Juste, si vous me le permettez mon frère, pour ce qui concerne le terme que vous avez utilisé “la Califat de Cordoue”, ou plutôt c’est Nabil Mouline qui l’a utilisé…
    D’après les Hadiths du prophète salla Allah alayhi wasallam, la periode des khalifes est limité à 30 ans après la mort de Rasoul allah salla Allah alyhi wasallam.

    Par Safina, qu’Allah soit satisfait de lui, le Prophète salla Allah alayhi wasallam a dit : « Un Califat régnera sur ma nation trente ans, ensuite viendra une royauté. »

    Ensuite, Safina a dit : « Observez la durée du califat d’Abû Bakr, de Omar, de ‘Uthmân et de ‘Alî. Nous avons trouvé que leur durée était de trente ans ». [Ahmad, (Al-Arnaout : hasan)].

    De même, il est rapporté d’après Hudhayfa, qu’Allah soit satisfait de lui : « Quand la prophétie prendra fin, le Califat sur la voie de la prophétie adviendra ». [Ahmad, (Al-Arnaout : sahîh)].

    Le hadith entend par « Califat sur la voie de la prophétie » le Califat d’Abû Bakr, de ‘Umar, de ‘Uthmân et de ‘Alî, d’après les versions correctes. La royauté injuste et dynastique est celle qui se caractérise par l’oppression et l’injustice. Ibn al-Athîr a dit : « Les sujets seront soumis au cours de cette royauté à l’arbitraire et à l’injustice ».

    La royauté tyrannique, quant à elle, est celle qui se caractérise par la répression et la coercition. Ibn al-Athîr a dit : « Ensuite viendra une royauté et le despotisme », c’est-à-dire la violence et la répression.

    Et aussi le Hadith: D’après an-Nu’mân ibn Bachîr, qu’Allah soit satisfait de lui : « Nous étions assis dans la mosquée quand Abû Tha’laba al-Khuchanî vint demander : ‘Ô Bachîr ibn Sa’d, mémorises-tu le hadith du Prophète salla Allah alayhi wasallam concernant les émirs ?
    – ‘Moi je mémorise son sermon’, répondit Hudhayfa
    Abû Tha’laba s’assit.
    – Le Prophète salla Allah alayhi wasallam a dit, poursuivit Hudhayfa :
    « La prophétie restera parmi vous autant qu’Allah le souhaitera, puis Allah y mettra un terme quand Il voudra. Il y aura alors un Califat suivant la voie prophétique, qui vous gouvernera autant qu’Allah le souhaitera, puis Allah y mettra un terme quand Il voudra. Puis viendra une royauté injuste (et dynastique) qui vous gouvernera autant qu’Allah le souhaitera, puis Allah y mettra un terme quand Il voudra. Puis viendra une royauté tyrannique qui vous gouvernera autant qu’Allah le souhaitera, puis Allah y mettra un terme quand Il voudra. Puis viendra alors un Califat suivant la voie prophétique. » Puis le Prophète salla Allah alayhi wasallam se tut.

    Habîb a dit : « A l’époque de ‘Umar ibn Abd al-Azîz, Yazîd, le fils d’An-Nu’mân ibn Bachîr faisait partie de ses compagnons. Je lui ai envoyé ce hadith pour le lui rappeler. Je lui ai dit : ‘j’espère que l’Emir des croyants, ‘Umar, soit celui qui suivra la royauté injuste et la royauté tyrannique’. Suite à la lecture de cette lettre, `Umar se réjouit.

    Une variante de ce hadith est narrée par at-Tayalisî, al-Bayhaqî, at-Tabarî, jugée sahîhpar al-Albanî et hasan par al-Arnaout.

    De cela on comprend que Cordoue était régné par une Royauté et pas Khalfat…

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