Témoignage au cœur de Lesbos, odyssée sans fin des réfugiés

L’île Grecque Lesbos, île d’Humanité…, Février 2016

Ici, j’ai retrouvé de l’Humanité

C’est en ces termes que je définirai ce voyage. Au départ, j’étais venue avec l’intention d’intervenir auprès des réfugiés dans le camp de Moria, à Lesbos. J’y ai passé deux, trois jours, calmes, il y avait peu de réfugiés car la mauvaise météo empêchait, depuis la Turquie, d’éventuels départs de bateaux (des zodiacs pour être précise). Le camp était peuplé majoritairement de personnes bloquées sur place en raison de leur nationalité : Iraniens, Marocains et lgériens… Il y avait peu de choses à faire vue l’activité ralentie. Avec mon amie Zoulikha, nous commencions à nous inquiéter, nous avions peur que notre présence sur l’île ne soit pas très utile.

Nous avons eu l’opportunité d’effectuer une garde de nuit sur la côte sud de l’île. C’était pour moi une première surprise car je pensais qu’il fallait demander une sorte d’autorisation à une ONG pour participer à ce genre d’opération.

De nuit, comme de jour, des volontaires indépendants ou faisant partie d’une organisation, sont postés à différents points d’observation. Tous connectés sur Whatsapp, ils se tiennent informés si un bateau arrive et donnent la position GPS  afin que tous puissent intervenir si besoin.

Dans la nuit, ils pistent une éventuelle lueur au large, donnée par un téléphone portable, une lampe, … les réfugiés s’en servent une fois qu’ils ont quitté les eaux turques, en espérant avoir une réponse de la part de ceux qui sont sur la rive grecque. Ainsi, grâce aux lampes torches, on peut les guider au mieux pour leur arrivée.

Cette nuit-là a changé la tournure de mon voyage. Comment exprimer ce que l’on ressent lorsque l’on voit apparaître une lumière, puis une forme, puis des visages, aux multiples expressions et sentiments. Comment exprimer ce que l’on ressent lorsque dans cette nuit noire et glaciale, on entend des cris, des pleurs, mais aussi des applaudissements, des cris de joies, des takbirs (louanges à Dieu), des youyous, … C’est indescriptible.

Je vais essayer, dans ce récit, de vous faire ressentir un peu ce qui se passe sur cette île. Je serai à mon avis souvent répétitive, mais au moins les sentiments qui y transparaîtront seront authentiques et honnêtes.

On n’est jamais prêts pour ça

On n’est jamais préparé à voir et à entendre la détresse, pas assez préparé à accueillir les pleurs, à voir les femmes s’évanouir, les enfants tomber d’épuisement, les hommes pleurer d’impuissance.

Pour mon premier bateau, je fus tétanisée à la vue d’un enfant, debout au milieu du chaos, tremblant comme une feuille et pleurant, ne comprenant pas ce qu’il se passe, pleurant à la vue de sa mère exténuée, qui n’arrive plus à réagir. Face à cette scène, il est à mon avis humain de se sentir désemparé et de se demander “j’y vais ?”, “vais-je y arriver?” Puis on y va, il n’y a pas le choix, il faut faire quelque chose, avec les moyens à notre portée.

Il y a des bateaux que l’on peut qualifier de “faciles” et d’autres de “difficiles”, ceux qui vous glacent le sang. Mais dans les deux cas, l’émotion est toujours aussi forte et devient une addiction. Quel que soit “l’état” dans lequel arrivent les bateaux et leurs passagers, il y a toujours des manifestations de joie et de soulagement lorsqu’ils nous aperçoivent sur la rive, les attendant, prêts à les accueillir, les saluer, les féliciter, les prendre dans nos bras…

Ce qui se joue sur cette rive est unique. Il n’y a plus de classes sociales, plus de barrières culturelles. Il n’y a que l’humain, dans toute sa singularité. Tous les réfugiés sont au même stade de vulnérabilité; tous les volontaires ont la même boule au ventre à chaque arrivée, l’angoisse de ce qui les attend.

J’ai vu des couples de réfugiés, habituellement et culturellement pudiques, s’enlacer, s’embrasser…pleurer dans les bras les uns des autres. J’ai vu des jeunes hommes se féliciter, se prendre dans les bras en souriant, certainement en train de se dire : “on y est arrivés les gars!”. J’ai vu un jeune afghan, sautant du bateau, se prosternant sur le sol pour remercier son Seigneur, se relever et me serrer dans ses bras, en me disant “thank you! thank you!”…ici les barrières culturelles et religieuses s’allègent, voire disparaissent, pour laisser place à notre prime nature, celle de l’Homme soumis à une seule règle, celle de rester humain.

Ici, j’ai retrouvé foi en l’Homme

Avant de partir pour Lesbos, j’étais en colère contre le monde, je ne croyais plus en l’Autre. Mais ce que j’ai vu ici, ces personnes venant de toute part, de tous pays, de tous milieux, de tous âges. Certains croyants d’autres non. J’ai vu des personnes ne pas dormir de la nuit, passant leur temps à scruter l’horizon, malgré le vent, parfois la pluie. N’hésitant pas à rentrer dans l’eau gelée pour guider les bateaux, Je les ai vus porter les femmes, les vieux, les handicapés, … les porter jusqu’à la rive afin qu’ils soient secs et saufs. Et ce pour quel salaire ? Aucun. Si ce n’est pour avoir la satisfaction d’avoir participé à quelque chose de grand, à un élan de solidarité sans égal, d’avoir apporté sa pierre à l’édifice. Ici, j’ai pris beaucoup de ces personnes dans mes bras, ces volontaires que je n’aurais certainement jamais côtoyés dans ma vie ordinaire. Ici, j’avais envie qu’ils m’enlacent de leur bonté et qu’ils me transmettent une part de leur humanité.

Rencontre avec Mohammed

Il y a partout dans le monde et dans toute circonstance, des personnes qui vous marqueront plus. Pas forcément par leurs actes, mais par ce que l’on aura vécu ensemble, par les regards partagés. C’est ce que j’ai vécu une nuit, sur une des plages de la côte sud de Lesbos.

Une nuit qui fut, selon moi, particulièrement difficile, gravée dans ma mémoire et dans celle de beaucoup de volontaires. La mer était agitée, le vent était glacial, la pluie s’était invitée. Un premier bateau arrive, il y a quelques habituels applaudissements, mais il y a surtout des pleurs, des gémissements, des cris d’enfants. Les femmes sont à bout de force, les enfants tremblent, les bébés hurlent … Un des premiers réfugiés qui sort du bateau, son enfant au bras, me dit : “personne n’est venu nous aider”. Je n’ai pas compris sur le coup mais je voyais dans ses yeux qu’il nous tenait en partie responsables. J’ai su après que leur bateau avait passé quatre heures en mer suite à un problème de moteur. Ils auraient espéré qu’on vienne les chercher, ou du moins les gardes côtes. Pendant quatre heures, entassés dans le froid, trempés, avec des enfants qui hurlent, dans la nuit noire, avec l’angoisse de chavirer. On ne saura jamais ce que ça fait.

Certains d’entre nous sommes parents. On a tous déjà eu du mal à calmer notre enfant, dans la douceur de sa chambre, alors imaginez là-bas … Vous arrivez tout de même à prendre une seconde pour observer la scène, vous rendre compte qu’il n’y a pas assez de matériel pour changer ou réchauffer tout le monde, vous courrez partout dans l’espoir de trouver une couverture de survie, ou une couverture épaisse, ou encore des chaussettes chaudes. Mais finalement, vous arrêtez de courir, vous tombez sur les genoux face à une femme, et vous la serrez dans vos bras, en espérant qu’elle ne voit pas vos larmes tandis que vous essuyez les siennes.

Un tel “spectacle” vous ronge jusqu’à l’os. Je vois encore ce jeune volontaire italien, courir entre chacun d’entre nous pour nous demander si nous avions besoin de quelque chose. Je n’oublierai jamais son regard, le regard de celui qui se demande où il est, s’il est dans un cauchemar ou dans la vie réelle.

Le bus de l’UNHCR arrive enfin, tous les réfugiés peuvent partir en direction du camp de Moria où ils seront pris en charge. Le temps pour nous de souffler. Avec mon amie, nous qualifions ce bateau de “horrible”, mais nous ne savions pas que le prochain serait un véritable “enfer”.

A peine le temps de souffler, nous accourons vers le second bateau. On est déjà tous affectés par le précédent. Avant même que le bateau n’accoste, avant même que l’on aperçoive les visages, on entend des cris, des gémissements, … une femme crie “Allahou Akbar” (Dieu est grand) avec une telle puissance, que cela me scie les jambes. J’ai l’impression de tomber par terre. Cette femme m’a rappelé cette parole de la tradition prophétique musulmane : « Et crains l’invocation de l’opprimé, car il n’y a pas de voile entre elle et Dieu.»

Le bateau apparaît, je me mets en position. Il n’est pas encore posé sur le rivage que je pleure déjà, je tremble de froid et de peur, peur de ne pas y arriver. Pendant quelque secondes, je me dis : ” non, je ne peux pas”, je fais un pas en arrière, puis me ressaisis et je reste. Ils accostent, on les aide à descendre. Mes larmes coulent encore tandis que je les aide.

Les réfugiés sont en panique. D’habitude, lorsqu’un bateau arrive, nous leur demandons de rester calmes, nous aidons les hommes à descendre en premier afin qu’ils puissent nous aider à faire descendre les femmes et les enfants. Mais cette fois-ci, en raison de leur détresse, ils nous jettent littéralement les enfants dans les bras. Certains tombent dans l’eau et en ressortent encore plus trempés.

A un moment donné, je vois un enfant prendre son élan et sauter du bateau, il se jette dans mes bras, serre les siens autour de mon cou et ne me lâche plus. Son corps est lourd et tétanisé. Je ne peux aller nulle part avec lui, ni aller lui chercher une couverture. Il tremble si fort…

Je l’entraîne vers le sol, il est assis sur mes genoux, il est trempé, me serre toujours aussi fort en tremblant. La priorité serait de le déshabiller et de le réchauffer. Mais là je ne peux même pas lui enlever son gilet de sauvetage. Je demande à une jeune photographe grecque que j’aperçois si elle peut me trouver une couverture de survie, je vois à son regard qu’elle est perdue face à un tel chaos. Elle essaie de m’aider mais revient plus tard en me disant qu’elle n’a rien trouvé.

Alors au lieu de paniquer, vu que je ne peux rien faire, je l’enlace de plus en plus fort. Je l’embrasse, je le réconforte, je le fais parler. “Comment t’appelles-tu ? D’où viens-tu ? Quel âge as-tu ?”…. Il s’appelle Mohammed, il a 8 ans et vient de Syrie. Je me présente à mon tour, j’essaie de le faire sourire malgré la situation. J’essaie de l’apaiser avec ma voix. Le petit n’a pas l’air paniqué, mais son regard, je ne l’oublierai jamais. Il avait ce regard des enfants qui en ont trop vu…

C’est très particulier d’avoir un enfant dans les bras, assis sur ses genoux, tremblant. Vous sentez la chaleur de son front sous vos baisers, comme si, le temps de quelques minutes, vous étiez devenue sa mère. Je l’ai couvé comme si c’était mon propre fils. Le temps s’arrête là, inutile de s’agiter, la priorité devient le lien, ce lien réparateur que peuvent avoir deux personnes en détresse.

Mohammed est plus détendu. Quelqu’un me tend une couverture, j’arrive à lui enlever son gilet de sauvetage et je l’enroule avec, bien que ses vêtements soient mouillés. Le bus arrive enfin, je demande à un volontaire de le porter jusqu’au bus car il ne peut toujours pas marcher. Je lui fais un dernier bisou et je pars.

Je le répète, cette nuit fut difficile émotionnellement et a en quelque sorte marqué au fer rouge ce voyage. C’est la première fois que je voyais des enfants ne pouvant plus marcher à cause de l’épuisement, des jeunes filles et femmes tombaient au sol, d’autres se tapaient la poitrine en croyant que leur enfant était mort car elles ne le retrouvaient pas dans ce chaos. On apprend quelques minutes plus tard qu’en même temps un troisième bateau avait accosté non loin, et que l’équipe de volontaires avait aussi été mise à mal. Les réfugiés étaient dans la même détresse, un enfant est tombé à l’eau et a dû être réanimé sur la plage … On n’est jamais formé ou tout simplement prêts à vivre cela.

Un ou deux matins plus tard, après une longue garde de nuit, avec mon amie et deux jeunes reporters, nous nous rendons au camp de Pikpa, non loin de la plage. Une occasion de se détendre dans leur van farfelu qui est aussi leur maison, le temps de tourner un documentaire. C’est la première fois que j’y vais. C’est un camp pour les personnes vulnérables ou celles qui ont eu un voyage éprouvant et doivent se reposer un peu avant de continuer leur route.

Le camp est apaisant, il y a de la verdure, des couleurs… Je m’éloigne de notre van pour me dégourdir les jambes. En réalité, je suis à la recherche d’enfants, à la recherche de vie… J’aperçois un petit groupe vers des balançoires. Je m’approche et commence à parler aux petites filles. J’allais y rester quelques secondes, mais au moment de les quitter, je décide de rester pour juste entendre des enfants rire et de bénéficier de leur douceur. Quelle résilience qu’ont ces enfants …

Une petite me dit : “mon frère est là-bas”. Elle l’appelle au loin et je le vois apparaître, je le reconnais de suite, même si je n’ose pas y croire, mais c’est bien lui, Mohammed. La fatigue laisse enfin la place à la joie. Il s’approche de moi, souriant. Je ne sais pas s’il m’a reconnue mais lorsque je lui parle de notre rencontre, il a l’air de se souvenir de moi. Je lui dis que je suis heureuse de le revoir, il m’a répondu que lui aussi l’était. Il m’emmène voir sa mère, on discute un peu, puis on repart ensemble vers les jeux. Nous prenons deux photos ensemble, les plus chères à mon cœur de ce voyage.

Nous voyons des choses tellement dures, nous faisons face à tellement de détresse, qu’il est important de les revoir dans une autre situation, dans un état plus serein, bien que le voyage soit encore long…

L’unique règle du voyage est : « Ne reviens pas comme tu es parti. Reviens changé »(Anne Carson)

Je pensais avoir fait pas mal de choses dans ma vie, avoir vu et entendu de tout. Mais ce que j’ai vécu ici, c’est unique. Avoir fait ces gardes de nuit, ces patrouilles, je considère ça comme une chance, un honneur.

Ce voyage a aussi été une introspection. Je parle pour moi mais je pense qu’il en est de même pour les autres volontaires. Je pense qu’on s’est tous assis, face à cette mer si belle, messagère de tant de détresse. On s’est tous assis pour méditer, penser à ce que nous étions en train de faire, à ce que ces réfugiés vivent. On s’est tous assis pour relativiser, pour pleurer, pour sourire, pour se reposer …

Ici, je me suis rendue compte que je n’étais pas cette femme forte que je pensais. Je n’aurai pas cru autant pleurer. Je pensais pouvoir supporter beaucoup plus. Ce voyage m’a permis de me confronter à moi-même et d’apprendre à me connaître.

Je n’oublierai pas toutes ces femmes qui se sont laissées aller sur mon épaule, dont les larmes ont purifié mon être. Je n’oublierai pas tous ces bébés qui ont pleuré dans mes bras, et qui ont parfois esquissé des sourires…

Je n’oublierai pas ma première nuit, mon premier bateau, où l’on m’a tendu un bébé, dans les bras me disant qu’il était mort … je n’oublierai jamais mon émotion quand ce bébé, du nom de Jenna, s’est réveillée … je n’oublierai pas toutes les larmes que j’ai fait couler en cachette derrière le camion des médecins…

Je n’oublierai pas ce petit Hamoude, arrivé en bateau sans sa maman, qui a pleuré longtemps jusqu’à que mes câlins viennent à bout de ses larmes … je n’oublierai pas ce policier grec qui me regardait faire, dont l’expression montrait qu’il était père et qu’il savait ce que c’était. Ce même petit qui m’entrainait vers l’eau, comme s’il savait que sa mère allait arriver avec le prochain bateau.

Je n’oublierai jamais l’émotion de ce jeune père syrien, que j’ai vu errer dans le camp de Moria depuis des semaines en attendant l’arrivée de sa famille. Je l’ai vu se jeter à l’eau avec ses vêtements, pour aller récupérer ses enfants dans un bateau de sauveteurs. J’aurai toujours l’image de lui sur le sol, enlaçant ses deux enfants encore vêtus de leurs gilets de sauvetage. Ces larmes, son soulagement…quel cadeau sur cette île.

Je n’oublierai pas les rires avec ma princesse Zouleykha, ma sœur de route, avec qui j’ai vécu les meilleurs fous rires. Je suis heureuse d’avoir vécu cette expérience avec elle, celle avec qui j’ai effectué de nombreux voyages, parfois magnifiques et parfois plus tristes …

Je n’oublierai pas toutes celles et tous ceux que j’ai rencontrés ici, tous ces volontaires qui m’ont comblée de leurs sourires et empathie. Je suis heureuse d’avoir rencontré ces personnes qui n’ont pas oublié leur humanité. Vittorio Arrigoni (1) serait si fier d’eux …

Je n’oublierai pas Lesbos, la ville de Mytilène, ces habitants si gentils et généreux. C’est sûr, je reviendrai sur cette île que j’ai l’impression de n’avoir jamais quittée.

(1) Vittorio Arrigoni : un militant pro-palestinien de nationalité italienne, retrouvé mort dans une maison près de Gaza.

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