Affaire Charlie Hebdo : Pour en finir avec le manichéisme

« La France, comme société, peut devenir une menace pour elle-même si elle ne parvient pas à combiner intégration et différences, universalisme et droits culturels de chacun, en dépassant l’opposition d’un républicanisme chargé de préjugés et des communautarismes chargés d’agressivité »[1]

Passé le temps de l’émotion, de la colère et de l’indignation suscitées par l’attentat, un autre temps s’impose : celui de la lucidité, de la responsabilité et dans une certaine mesure, celui d’une introspection collective pour tenter de comprendre les dessous de cette affaire, ses enjeux et ses conséquences. 

Sur le principe de la condamnation de la violence ainsi que sur celui de l’attachement aux libertés individuelles et collectives, il y a unanimité, nous sommes extrêmement clairs.

C’est toutefois lorsqu’il s’agit de s’opposer aux récupérations politiciennes et à l’analyse manichéenne des faits qui, de surcroît, s’impose comme seule et unique grille de lecture, que des divergences de points de vue émergent.

Car en dépit d’un terrorisme intellectuel qui voit en toute tentative de distanciation vis-à-vis des thèses dominantes (et souvent simplistes) une forme de cautionnement des faits de violence, il demeure impératif de garder une certaine vigilance intellectuelle et morale afin de ne pas nous tromper d’adversaire, et surtout, afin de ne pas nous éloigner des véritables lignes de démarcation qui sont censées nous opposer (et qui ne se réduisent pas à des bases communautaires ou tribalistes).

Il est donc nécessaire de dénoncer l’idéologie selon laquelle certaines élites désignent de manière à peine voilée leur ennemi intérieur, en mettant à l’index toute une partie de la population. Ces mêmes élites qui pensent justifier les discours qui font grief aux citoyens musulmans d’être musulmans, qui leur reprochent leurs prises de position contre certaines politiques d’ingérence néocolonialiste et qui les culpabilisent ouvertement dans l’unique but de les faire renoncer à l’usage de tout esprit critique à l’égard d’un certain racisme d’Etat, qui se manifeste de fait depuis des décennies à travers la multiplication de lois d’exception et de mesures spécifiquement prises à leur encontre.

Des discours tout aussi extrémistes si l’on y songe bien, s’exprimant, tantôt au nom d’une identité essentialisée (voire exclusive), tantôt au nom d’un laïcisme agressif et intolérant, qui dans son apparente vocation universaliste, ne cesse de propager une violence symbolique et une humiliation collective, en justifiant une éthique à géométrie variable, une indignation sélective et en alimentant régulièrement des campagnes politico-médiatiques qui transforment les valeurs fondatrices du pays en armes de division, d’exclusion et de stigmatisation à l’encontre d’une partie de la population. [2]

Du reste, il n’est pas sans rappeler que pour parvenir à imposer un régime de soumission des peuples, il est deux armes dont bon nombre de dirigeants savent admirablement user: la dette et la peur. En jouant sur la peur économique (crise, chômage…) et la peur sociale (insécurité, violences…), les peuples finissent par renoncer à leur souveraineté, à leur liberté et dans une certaine mesure, à leur humanité. D’ailleurs, notons que peu après les attentats du 11 septembre 2001, des voix dans le sillage du néoconservatisme se sont clairement exprimées en faveur d’une restriction des libertés citoyennes et ce, au nom d’une guerre contre le terrorisme et au nom du choc inévitable des civilisations. C’est ce que l’on nomme communément l’ère de la gouvernance par la peur et par la division.

Il est certes légitime et nécessaire de lutter contre toutes les formes de violence et contre les religiosités extrémistes qui prennent en otage les valeurs et les communautés au nom desquelles elles prétendent s’exprimer, mais cette lutte sera d’autant plus efficace et crédible si elle dénonce d’un même temps et d’une même vigueur le déploiement décomplexé d’un “totalitarisme républicaniste” qui ne dit pas son nom et qui dévoie les valeurs de la République, celles qui ont fondé le pacte que tous les citoyens ont en commun.

Le climat de suspicion qui pèse lourdement sur les citoyens français de confession musulmane doit nourrir en nous la détermination d’aller à contre-courant des appels au repli et renforcer notre volonté de vaincre les voix de la résignation et de la peur ainsi que les réactions de crispation et d’inquiétude paralysante dans lesquelles certains aimeraient nous contenir.

Comment influencer le cours des événements ? Comment faire face à nos responsabilités ?

Là réside un enjeu majeur qui nécessite de notre part une réponse exigeante et difficile, ainsi qu’un effort à la fois intellectuel et spirituel se ressourçant dans l’amour et la sagesse, s’ouvrant sur l’action et se tournant résolument vers l’avenir.

Les moments de crises offrent donc la possibilité de s’employer à une introspection collective qui ne sera que fort bien accueillie dans ces temps particulièrement troubles et qui permettra de tracer les voies d’une paix véritable, d’une confiance collective et d’une solidarité transcendant tous les particularismes, puisque ce qui est en jeu aujourd’hui, au delà de la paix sociale et du socle commun des valeurs en partage avec l’ensemble des citoyens,  concerne le sens que nous avons de nous-mêmes, le sens de notre mission dans ce monde et le sens du monde que nous voulons construire.

 


[1]Extrait d’un article d’Alain Touraine paru dans Le Monde du 8 Novembre 2005

[2] Polémique sur l’identité nationale, sur les signes religieux à l’école, le port du voile intégral, la viande halal ou les menus des cantines scolaires…

Un commentaire

  1. Merci pour ce buea article, point de vue interessant. Sur le plan plus concret, qu’elles sont les initiatives engagées par les musulmans en France pour répondre à ce qui s’est passé? Il n’e s’agit pas de se défendre ou de chercher des explications ni de se positionner en victime. Les citoyens français dans leur majorité font bien la distinction aujourd’hui entre les musulmans et les extrémistes et ont plus besoin aujourd’hui que dans le passé d’avoir des institut qui leur parlent, qui leur expliquent et qui représentent l’Islam de france. C’est quoi l’Islam, c’est quoi la Charia, c’est quoi le Jihad, expliquez-nous ce qui se passe…. pleins de questions qui ne trouvent que des medias que vous connaissez…
    Le 12 Janvier est un moment historique, j’aurai aimé voir un mouvement émanant des jeunes de france (toutes confessions confondues) se former pour relayer l’émotion du 11 janvier et chercher à partir sur un “pacte” durable qui dénonce la politique à gémometrie variable exercée aujourd’hui. Qui porte un nouveau espoire à cette société…
    Il faut pas oublier qu’une partie de la population se sente aujourd’hui en dehors de cette france du 11 Janvier et que la fraternité d’une journée ne porte pas plus qu’un moment de joie qui s’évaporise rapidement… ces citoyens ont besoin d’écoute aussi.
    Une machine est mise en place pour durcir les libertés au nom de la lute contre l’extremisme, nous somme nombreux à penser que ses retombés peuvent s’avérer catastrophique (voir article de Pierre Botton sur le monde « Les aumôniers musulmans sont plus utiles que l’isolement » comme simple exemple)… Cette parole à besoin d’un groupe qui la porte…

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