Depuis quand… musulman rime avec juge ?

« Il parle de musique, c’est un égaré-égareur ! », « Ce savant ? Il ne porte pas la barbe, c’est un pervers! ». « Quoi ? Tu me souhaites Joumou’a moubaraka ? Tu sais que c’est une bid’a ?! » Haram ! Mécréant ! Hérétique !

C’est ce qui est désigné dans les procédés rhétoriques par l’expression « reductio ad hitlerum », qui consiste à disqualifier « son adversaire » en l’assimilant ou ses arguments, à des idées, philosophies, idéologies détestées.

Depuis quand le musulman doit-il se placer en huissier vis-à-vis de ses coreligionnaires, passant son temps à surveiller les faits et gestes de ses frères et sœurs ? Scruter le moindre défaut ou la petite supposée digression pour mieux l’aplatir d’un bon conseil ! Depuis quand le musulman se permet-il d’interpeller son frère en Dieu du haut de sa chaire immaculée pour mieux manger sa chair ?! Depuis quand le musulman a-t-il préféré la technicité de la règle à la douceur de la foi ? Depuis quand sa bouche est polluée par l’évocation putride de son frère au lieu d’humidifier sa langue à l’évocation du Très Haut ? Depuis quand Pharaon est-il aux yeux du musulman meilleur que son propre frère en Dieu ?

Que la virulence des questions ne cachent pas l’intention fraternelle de nous remettre en question.

Cet article cherche plutôt à dresser des questionnements sur la manière d’être musulman, de vivre musulman. Quel est donc ce muslim way of life ?

Notre finalité : la Vie dernière

La Vie dernière est tellement posée comme évidence que l’implicite fait très vite place aux vicissitudes terrestres. Le rappel de cette finalité ultime n’est donc pas une lapalissade. Elle est la colonne vertébrale de notre vie sur Terre. Placé le curseur sur la vie dernière permet donc de relativiser ces turbulences et d’y apporter les réponses nécessaires.

Renouvelle-t-on cette intention dans nos actions ? Je veux la vie dernière ! La question reste en suspens. Personne ne pourrait répondre à la place de l’autre.

Alors depuis quand sommes-nous touchés par ce syndrome du jugement ?

Essayons maintenant de placer quelques raisons.

Depuis que la figure du savant éducateur a laissé la place au technicien juriste

Le moment coranique a été rythmé par deux temps. Le moment mecquois et celui de Médine. Et d’aucuns diront qu’il s’agit d’une sagesse divine, où le Prophète, paix et salut sur lui, prit le temps d’éduquer son cœur et les cœurs des 1ers croyants et croyantes. Rassemblés dans la maison d’Arqam Ibnou Abi Arqam, ils vont s’astreindre dans le silence d’un lieu tenu secret et face à l’hostilité des Quraish à |re]trouver le sens de la foi naturelle : la croyance en l’Unique sans nul associés, aux anges purs, à la promesse de la Vie dernière. Ils « apprirent » la foi et la renouvelèrent selon les paroles infaillibles du Prophète qui les exhortait à multiplier l’évocation de La ilaha illa Allah, (Il n’y a de dieu que Dieu) à tel point que cette parole s’est incrustée dans leur cœur pour devenir Vérité et certitude absolue. Ils eurent la foi avant de recevoir l’obligation de suivre les actes cultuels, comme l’affirmait un compagnon du Prophète, Paix et bénédiction sur lui[1].

Maintenant que le chemin est tracé (de manière très schématique, je le conçois), il reste à voir comment les musulmans ont appris à cheminer. La tradition spirituelle musulmane a été transmise par des hommes et des femmes qui ont récolté les fruits de la compagnie du Prophète (Que Dieu le bénisse et le salue ainsi que sa famille) et des compagnons (Que Dieu soit satisfait d’eux). Ces fruits ont ensuite été explicités, couchés sur papier et appris de cœur à cœur par des générations de musulmans jusqu’à nos jours. Ce bienfait étant dit pour mieux rendre hommage à nos savants et penseurs musulmans, il n’en reste pas moins que la foi est aussi et avant tout une affaire de cœur. Celui-ci s’attendrit par le rappel bénéfique et la bonne compagnie.

L’histoire des musulmans a été marquée par la présence d’héritiers du Prophète qui ont transmis la globalité de son message : spirituel, légal, politique (au sens large), et mystique. Ces savants avaient pour la plupart une double dimension : ils étaient juriste (spécialiste des sciences islamiques légales, fiqh, oussoul fiqh…) et éducateur (spécialiste de la science de l’éducation des cœurs). Il en est même parmi les grands Imams de la jurisprudence qui s’asseyaient auprès de savants éducateurs pour profiter de leur compagnie. On pense notamment à l’Imam Ahmed Ibn Hanbal qui reconnaitra à l’Imam Al Hârith Al-Mouhâsibi maître de Jounayd, la maitrise de la science des certitudes.

L’éducation est une science qui permet de prendre le chemin difficile de la purification de son cœur.

Cependant, la figure tutélaire de l’éducateur s’est petit à petit estompée pour laisser la place à celle du juriste. C’est lui qui devient la référence à tel point que l’apprentissage de notre voie, l’Islam, ne passe que par l’acquisition de règles et de savoirs en oubliant la sagesse divine du moment coranique et en faisant fi de la compagnie de ceux qui se rappellent le Créateur jour et nuit. Les deux fonctions (savoir et éducation) se détachèrent. Le corps légal est resté, le cœur spirituel a fui.

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où le musulman «bricole » sa foi avec l’acquisition de quelques savoirs tirés d’internet et de quelques conférences. Et si il en a conscience, il essaiera de purifier son cœur par quelques éléments pris ici et là en négligeant toute l’expérience acquise par nos pieux prédécesseurs, nos savants, nos éducateurs.

Depuis que la « mise en gardologie » a été érigée en entreprise de destruction massive

Aucuns prédicateurs, conférenciers, bâtisseurs de mosquées, simples dévots, groupe islamique ne peut passer outre le filtre de la mise en garde. Cette tendance à vérifier la conformité les pratiques de ses frères et sœurs, de la tenue vestimentaire à sa croyance intime semble venir d’une vision biaisée de l’Islam. La tâche d’appeler au bien et de condamner les turpitudes et dérives prise comme étendard, est certes noble. Seulement, la méthode employée, conjuguée au 1er point que nous avons énoncé, produit un courant qui rejette toute différence. Ce que nous voyons d’une vision technique de la règle ne fait germer que des fruits pourris.

Formatées à une vision erronée du monde, de l’Islam et de ses frères, d’aucuns prendront l’étendard de la mise en garde persuadés qu’ils agissent dans le bien. Or, comme il est dit très justement : « le principe de fraternité souffre de géométrie variable [auprès de] certains frères et sœurs ».[2]

La culture héritée des quartiers : entre clash et défiance

Une grande majorité des musulmans en France a été socialisée dans les cités et banlieues de France. La 2nde génération des populations immigrées venant globalement d’Afrique, et plus modestement d’autres contrées (Turquie, Asie, …) s’est acculturée à la culture de la rue. C’est-à-dire ? La culture du rap, de la raillerie, du « rouillage » au quartier. Se chambrer, écouter les clash des rappeurs français et américains, était devenu monnaie courante. Le monde était vu avec défiance. C’était un peu la culture du clash.

Avec la guidée de Dieu, une partie de cette génération, dans un mouvement de « renaissance » a petit à petit délaissé ces pratiques pour revenir à une vie plus sereine et puritaine. Néanmoins, rien ne garantissait que des traces de cette jahilya restent et influencent notre vision du monde.

D’aucuns parmi nous peuvent ainsi garder ces traces qui, combinées à une compréhension réductrice et statique de l’Islam, vont reproduire inconsciemment des schémas de pensée hérités du quartier.

Face à une divergence de point de vue, le musulman devenu dévot zélé, interpellera son frère sur le mode du clash recouvert d’un vernis islamique : c’est la mise en garde. La culture du clash s’est islamisée. Si l’autre frère est dans cette même attitude, on pourra assister à un duel de mises en garde. Et l’on pourra entendre malheureusement qu’un frère aura « casser » l’autre avec tels ou tels versets, ou telles ou telles paroles.

Or, il est indispensable de se rappeler à notre bon souvenir cette sagesse de l’Imam Malik, lui qui n’aimait pas les discussions interminables en religion, ni les débats.

Un jour, Hâroûn ar-Rachid, alors 5ème dirigeant abbasside lui demanda de débattre avec Aboû Yoûsouf l’élève d’Aboû Hanîfa, l’Imam Mâlik lui répondit : «  La science n’est pas comme un tournoi entre des mulets ou des coqs  ».


[1] Jundub Ibn Abdillah rapporte : « Nous étions, jeunes hommes, auprès du Prophète (que Dieu le bénisse et le salue). Nous apprîmes la foi avant d’apprendre le Coran. Puis nous apprîmes le Coran, ce qui fit augmenter notre foi » (rapporté par Ibn Mâja, 61). http://www.maison-islam.com/articles/?p=525

كنامعالنبيصلىاللهعليهوسلمونحنفتيانحزاورة،فتعلمناالإيمانقبلأننتعلمالقرآن،ثمتعلمناالقرآنفازددنابهإيمانا

[2] http://www.sous-missions.com/rappels/mise-en-garde-contre-l-exc%C3%A8s-de-mise-en-garde/

Un commentaire

  1. Il va de soi que “juger” est un exercice inhérent à toute personne dotée de raison, car très souvent on doit juger ce qui bien ou mal dans notre quotidien. Dénier tout droit à juger serait réduire l’être humain à une entité errante sans discernement.

    De là, à ce que le jugement devienne une doctrine, une épais de Damoclès posée sur la nuque de chacun, par une minorité de musulmans qui jouent les gendarmes, là est la dérive dénoncée astucieusement dans cet article je crois.

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