Depuis quand l’islam est un problème en France ?

La séquence politique proposée en pleine pandémie, par Emmanuel Macron et Gérald Darmanin, avec le projet loi contre le séparatisme, pousse à s’interroger sur les relations entre l’islam et l’État sur le territoire français. Le sociologue Hicham Benaïssa montre, par le biais de son étude du monde du travail, que cette relation conflictuelle aujourd’hui, a évolué dans le temps. L’expression de l’islam, jadis acceptée voire encouragée, est aujourd’hui vouée à l’invisibilisation. Entretien.

Alors que l’épidémie de Covid-19 bat son plein, que la casse sociale de la pandémie continue de creuser les inégalités dans le pays, et que les jeunes tentent de faire remarquer leurs difficultés à s’alimenter, l’espace médiatique est encore bouché par la thématique de l’islam.

Thématique avec laquelle le gouvernement Macron, par l’intermédiaire de son ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, souhaite occuper le terrain politique. Le projet de loi contre le séparatisme, ou renforçant les principes républicains, vient d’être adopté à l’Assemblée Nationale. Ce projet de loi, qui dans les grandes lignes vise notamment à contrôler encore plus l’action et le financement des cultes via les associations, pose aussi la question du rapport de la France à l’islam.

Depuis de nombreuses années, la question, sans cesse instrumentalisée, notamment après des attaques terroristes tragiques perpétrées sur le territoire, revient dans le débat public. Mais de plus en plus de polémiques (la question du voile dans l’espace public ou au travail, ou plus récemment celle autour du maire de Trappes) posent la présence et la visibilité musulmanes comme un problème.

Hicham Benaïssa, sociologue praticien, rattaché au GSRL, montre que cette relation n’a pas toujours été conflictuelle. Bien au contraire. Mais depuis quand l’islam est devenu un problème en France ?

Bondy Blog : Vous venez de signer une tribune avec le titre : “l’islam est devenu progressivement un problème à mesure qu’il est devenu français”, en analysant la question par le biais du travail notamment. Est-ce que l’État ne considérait pas la religion musulmane jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il avait affaire à des citoyens français musulmans ?

Hicham Benaïssa : Les musulmans, que l’on appelait à l’époque les immigrés, ou les travailleurs immigrés, après la Seconde Guerre mondiale, sont venus massivement en France pour des raisons liées au travail. C’est donc une immigration essentiellement économique déterminée par la question du travail.

Ce qu’on oublie, c’est que pendant très longtemps, on vit sur l’idée que ces travailleurs immigrés vont rentrer chez eux. C’est ce que le sociologue franco-algérien Abdelmalek Sayad, appelait le ‘mythe du retour’. Ce mythe est partagé par les trois instances que sont les familles immigrées elles-mêmes, les sociétés d’émigration, et la société d’accueil. En France, il y a eu toute une série d’initiatives politiques importantes allant dans ce sens : l’ELCO par exemple (Enseignement des Langues et Cultures d’Origine créé en 1977), a été créé pour que les travailleurs immigrés issus notamment du Maghreb entretiennent des liens avec leur culture d’origine dans l’objectif final qu’ils rentrent chez eux.

Il y a eu l’aide au retour avec la fameuse attribution du million Stoleru (à partir de 1974, une aide de 10 000 francs était versée aux familles immigrées pour un retour définitif au pays). Il y a eu même cette idée par Giscard d’Estaing qu’il fallait les renvoyer de manière forcée sur leurs terres natales.

C’est ça le mythe dans lequel on vit à cette époque. Et à ce moment-là, l’islam n’est pas du tout un problème. Contrairement à ce que l’on dit souvent, les travailleurs immigrés pratiquaient sur leurs lieux de travail. Ils faisaient la prière, le ramadan etc. Les directions d’entreprises y étaient très favorables. Les travailleurs immigrés formulaient, via les syndicats, des demandes de création de culte ou d’aménagement d’horaires pendant le ramadan qui ont été très majoritairement acceptées

Le personnel politique y était lui aussi très favorable. Paul Dijoud, secrétaire d’Etat aux travailleurs immigrés de 1974 à 1976, encourageait les entreprises à créer des lieux de culte, à aménager les horaires etc, ce qui ferait aujourd’hui immédiatement l’objet d’un scandale public.

Et le deuxième fait majeur c’est qu’à cette époque là, nous ne sommes pas encore dans le chômage de masse. Les travailleurs immigrés occupaient une fonction centrale dans le monde du travail. C’était un bloc d’ouvriers, assigné aux tâches les plus ingrates, dont le rôle était absolument central au fonctionnement du système industriel français.

Qu’est-ce qui a changé le traitement politique vis à vis de l’islam et des musulmans selon vous ?

D’abord, ce qu’il s’est passé c’est qu’ils ne sont pas rentrés. Les travailleurs immigrés ont rapatrié leur famille, ont eu des enfants sur le sol français et qui donc sont devenus français. À partir des années 1980, la configuration économique et politique change du tout au tout. On comprend qu’ils ne vont pas rentrer chez eux et le monde du travail est bousculé par le chômage de masse qui s’installe. Et c’est au croisement de ces deux phénomènes que commence à émerger la question de l’islam.

La question de la problématisation de l’islam au sein de l’espace public est corrélative à ces deux phénomènes de structure : l’installation officielle des musulmans sur le sol français et sa conscientisation – qui passe notamment par des événements comme la marche de l’égalité en 1983 – ainsi que les politiques économiques induites par le tournant de la rigueur en 1983, (plans d’austérité, délocalisations, dérégulation du marché du travail, etc). Ces politiques ont eu des conséquences directes sur les travailleurs musulmans.

Pour quelles raisons ?

Ils figurent parmi les premiers touchés par les politiques néolibérales. Là où ils étaient essentiels dans les années 1970, au système industriel fordien, par le rôle qu’ils y jouaient, ils deviennent de moins en moins importants aux intérêts du patronat à partir du début des années 1980.

Le monde du travail change de figure, et il prend celui du néolibéralisme. On exige plus de qualifications, plus de flexibilité, on introduit plus de concurrence entre les salariés, etc., tout ce qui affecte, en premier lieu, les travailleurs immigrés, les travailleurs musulmans.

En plus de leur présence durable sur le territoire français, ils se retrouvent de moins en moins essentiels au système économique français. (Même s’ils continuent à jouer, à la marge, la variable d’ajustement du marché du travail). Mais c’est donc à la jonction de ces deux phénomènes que la problématisation de l’islam démarre. C’est une séquence historique qui ne s’est toujours pas fermée depuis.

On a le sentiment qu’en France, on est passé d’une gestion politique et économique avec des solutions concrètes, pratiques au quotidien des musulmans, notamment dans le monde du travail, à une énonciation successive de problèmes, de polémiques répétées supposément liées aux musulmans et leur visibilité. Qu’est-ce que cela révèle ?

Si l’on reprend le fil de l’histoire, les enfants de ces travailleurs immigrés, nés sur le sol français, accèdent à l’école, font, pour une partie d’entre eux, des études supérieures, accèdent à des postes qui étaient inaccessibles à la génération de leurs parents. Ce qui trouble la donne, c’est que, progressivement, l’islam n’est plus resté cantonné aux tâches les plus basses de la hiérarchie du monde du travail. Beaucoup de musulmanes et de musulmans se sont émancipés de leur condition d’origine.

Et ça c’est un phénomène assez classique en sociologie. Norbert Ellas montre, dans Les logiques de l’exclusion, que paradoxalement plus un groupe social s’émancipe de ses conditions d’origine de dominé et accède à des postes de ‘dominants’, plus les discriminations à son encontre augmentent. Parce que ce groupe-là exige qu’on applique à son égard de l’égalité.

C’est ce qu’il se passe aujourd’hui avec les Français de confession musulmane…

Je vais vous donner un exemple à partir de mon expérience de consultant sur les questions de laïcité auprès des grandes entreprises, ministères, et autres institutions internationales. Lors d’une formation, j’explique que dans une entreprise privée, une femme, qui occupe, par exemple, un poste de responsable ressources humaines, a parfaitement le droit d’être voilée. Scandale au sein de cette formation, où les gens répondent ‘comment pouvez vous dire ça, la laïcité ce n’est pas ça…’.

À la sortie de cette réunion, je passe par l’ascenseur et je vois une dame qui porte le voile, avec un balai et une serpillère. Je lui parle et elle me dit qu’elle travaille dans cette entreprise depuis 4 ans, qu’elle passe dans les bureaux, faire le ménage, avec son voile qui ne pose pas de problème.

Le voile de cette femme de ménage n’était pas vu. Et s’il n’était pas vu, c’est qu’il était à sa place symbolique. Or, le voile de la responsable des ressources humaines, lui, est vu, parce qu’il n’est pas à sa place supposée. Et c’est à ce moment-là qu’il pose problème. Il s’est émancipé de la place originelle qu’on lui attribuait jusqu’à maintenant.

C’est à dire que dès que les citoyens musulmans deviennent de plus en plus français en participant au débat public, à l’activité économique et pas uniquement dans des tâches d’exécution, l’expression de leur islam n’est plus autorisée ?

C’est pour ça que je dis que l’islam est devenu progressivement un problème, à mesure qu’il est devenu français. Il faut comprendre ça comme un mouvement paradoxal. Pour dire les choses autrement, plus les musulmans se sont « intégrés » (dans le sens que lui donne le sociologue Emile Durkheim) même si je n’aime pas ce mot, plus ils sont discriminés d’une certaine manière.

Le problème que nous avons n’est non pas un problème de séparatisme. Ce que la France n’arrive pas à accepter, c’est l’intégration de l’islam en son sein. C’est la participation active d’un certain nombre de musulmanes et musulmans à des postes de responsabilité. Ils interviennent dans des réunions, là où avant ils n’accédaient pas. C’est devenir maire, on a vu la polémique autour du maire de Trappes. C’est ça la difficulté structurelle à laquelle on fait face.

La visibilité religieuse devient un problème à mesure que cette visibilité s’élève dans la hiérarchie sociale. Parce qu’il y a une perception de classe du fait musulman. Et c’est ça qui est très difficile à percer. La perception de la femme qui porte le voile, par exemple, est largement déterminée par son niveau social, la place qu’elle occupe au sein de la structure.

Depuis quelque temps, on observe une tendance politique à vouloir fondre la laïcité, au principe de neutralité religieuse. On l’a vu notamment avec les discussions sur projet de loi sur le séparatisme, autour de la question des employés d’entreprises aux missions de service public. Dans quelle logique ce phénomène s’inscrit-t-il ?

C’est une question très importante pour comprendre la question que l’on est en train de vivre. Au lendemain de ce qu’on a appelé le choc du 21 avril 2002 (c’est-à -dire l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle), la droite qui arrive au pouvoir s’interroge sur la manière dont elle peut s’attirer l’électorat du Front National.

Une des réponses qui sera apportée par la droite au pouvoir, va être le rapport Baroin. Tout y était déjà exposé. On y lit que la laïcité est traditionnellement une valeur de gauche, or en réalité il y a un consensus autour des valeurs de la laïcité aujourd’hui. François Baroin préconise alors que la droite forte se réapproprie les valeurs de la laïcité contre le défi, pour eux, de la présence nouvelle d’un islam sur le sol français.

Cette réappropriation passe par l’exacerbation, de l’un des principes de la laïcité, qu’est la neutralité. Dans ce rapport, il est dit que plus on va étendre ce principe de neutralité à tous les espaces, publics ou privés, plus on va faire de la laïcité, une valeur conquérante, qui domine etc.

La stratégie politique de la droite conservatrice, d’associer le principe de neutralité à la laïcité, démarre à ce moment-là. Ça a donné tout de suite après la loi de 2004 qui interdit le foulard à l’école.

Et puis progressivement de rapport en rapport jusqu’à ce projet de loi contre le « séparatisme », en passant par le rapport du Haut conseil à l’intégration en 2011 qui affirmait qu’il y avait un problème avec la laïcité dans les entreprises privées, on cherche à étendre autant que possible le principe de neutralité à tous les espaces (hôpitaux, universités, usagers du service public, etc.). Tout cela en faisant croire que c’est la laïcité qu’on défend !

Dans le projet de loi contre le séparatisme, le premier article défend la volonté d’universaliser le principe de neutralité à l’ensemble des salariés à travailler en délégation de service public. C’est donc une vieille stratégie qui a démarré bien avant les attentats. Cette grande séquence politique dans laquelle on est, nous n’en sommes pas sortis. Elle s’aggrave même dangereusement.

Or ce n’est pas du tout ce que dit la loi dans sa philosophie, dans ses principes fondateurs. La loi de la Laïcité de 1905 c’est quand même d’abord, la liberté de conscience et la liberté de culte, qui sont grandement mis à mal dans ce nouveau projet de loi.

Est-ce que l’État français, par le biais de la laïcité, et les différentes mesures politiques, comme celle du séparatisme, ne s’oppose surtout à une diversité, affichée de fait, de ces concitoyens notamment musulmans ?

La laïcité est utilisée comme un instrument, à travers le principe de neutralité, extrêmement puissant, qui vise à s’opposer à un phénomène sociologique, massif, qui est irréversible, à savoir la diversification croissante de la population française à tous les niveaux.

Ce mouvement de fond se confronte à un discours idéologique maintenu par une droite conservatrice et réactionnaire qui souhaite maintenir ses privilèges et une certaine hiérarchie dans la structure du monde social et politique.

Propos recueillis par Jalal Kahlioui

Source : https://www.bondyblog.fr/politique/depuis-quand-lislam-est-un-probleme-en-france/

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