L’amour de la France pour ses footballeurs noirs ne durera pas

Les communautés françaises non blanches seront célébrées, mais l’euphorie de la Coupe du monde finira par s’atténuer et le racisme perdurera

Ce dimanche, la France a remporté la Coupe du monde pour la deuxième fois de son histoire en battant la Croatie 4 – 2. Le souvenir du premier sacre, en 1998, apparaissait partout. Il y a deux décennies, Zinedine Zidane, Lilian Thuram, Marcel Desailly et Thierry Henry faisaient partie des stars qui ont propulsé la France sur le toit du monde.

En 2018, Kylian Mbappé, N’Golo Kanté, Samuel Umtiti et Paul Pogba faisaient partie des fils d’anciennes colonies françaises qui ont représenté leur nation. Aujourd’hui, comme à l’époque, cette équipe s’est construite autour d’immigrés et de descendants d’immigrés.

Respect et dignité

Plus que n’importe quelle autre de ses équipes nationales, l’équipe de France de football est une allégorie de l’attitude passée et actuelle de sa nation à l’égard de l’immigration et du passé colonial. J’entends dire que nous, citoyens de la diaspora africaine, devons soutenir la France parce que la majorité des joueurs sont d’origine africaine. On me dit d’exprimer de la solidarité au nom de l’identité noire ou africaine. L’idée est que la victoire de cette équipe pourrait accoucher d’une société tolérante.

Mais comment cette victoire en Coupe du monde pourrait-elle contribuer à changer notre expérience collective dans une France toujours impériale ?

Tout comme au lendemain de la victoire de 1998, la diaspora noire et basanée se verra accorder un nouveau degré d’humanité et sera traitée comme une partie de la famille française. Cette nouvelle donne ne durera pas longtemps, mais nous serons le centre de l’attention et ce, pour des raisons glorieuses.

Beaucoup d’entre nous auront la porte ouverte à toutes les choses de la vie et pourront accéder sans tracas aux espaces publics et privés. Nous apprécierons simplement la légèreté, comme si nous étions blancs. Pendant quelques semaines, voire quelques mois, toute la France ressemblera à un conte de fées. Ce sera une version moderne de La Belle et la Bête. Naturellement, nous serons la Bête.

Avec cette victoire, certains d’entre nous pourraient même gagner une carte premium virtuelle réservée aux blancs sans devoir employer des moyens insupportables, comme changer le ton de notre voix, notre accent, notre code vestimentaire, nos croyances ou même notre couleur de peau pour tenter désespérément de s’intégrer. La couleur sera à la mode. Le racisme sera au repos, du moins pendant le temps qu’il faudra pour que ce moment d’euphorie retombe.

Nos voisins et nos collègues nous regarderont avec un sourire gêné, comme une reconnaissance de notre existence, un semblant d’excuses pour ce qu’ils pensent secrètement de nous depuis le jour où nous sommes arrivés dans le quartier.

Du racisme « positif »

Le racisme positif pleuvra. « Vous, les noirs, vous êtes faits pour le sport », nous diront nos collègues, révélant leur moi raciste dissimulé derrière le discours libéral de tolérance. Et nous, gens de foi et d’humanité, nous afficherons un sourire satisfait. Nous nous laisserons mener en bateau. Nous croirons que cette fois-ci, nous avons fini par remporter la bataille contre l’intolérance et la xénophobie. Nous pardonnerons et nous irons de l’avant, comme on nous le dit si souvent.

La devise célèbre bien que compromise de la République française, « Liberté, Égalité, Fraternité », résonnera au plus profond de chacun d’entre nous. Nous continuerons d’adorer l’idéal prétendument universel de la francité.

Puis, lorsque l’euphorie sera retombée, les choses reviendront rapidement à la normale. La France sera toujours la France, une nation impériale dont la cupidité, le racisme et la cruauté ne connaissent pas de limites. Les immigrés postcoloniaux retrouveront leur statut d’étrangers au sein de la République française.

L’expérience de 1998 nous enseigne que c’est cette issue qui se produira. Depuis cette victoire en Coupe du monde, nos rêves de réconciliation nationale ont été inlassablement réduits en poussière. Les organismes noirs et basanés sont toujours régis par des lois martiales, les banlieues se sont transformées en colonies urbaines et la violence policière sévit en toute impunité.

Une victoire symbolique

Cette victoire symbolique sur les terrains de football est une nouvelle preuve vivante de ce que nous leur disons depuis l’aube de la modernité occidentale : « Sans nous, vous n’êtes rien. »  Une variante existe : « Sans votre oppression, nous serions tout simplement les meilleurs. »

Mais pendant combien de temps devrons-nous continuer de prouver notre grandeur et notre humanité ? Malheureusement, notre appel constant et désespéré à la reconnaissance compromet souvent notre potentiel et notre pouvoir humain.

J’ai lu çà et là que l’équipe de France serait complètement différente sans sa touche d’immigrés. Mais la vérité plus large, qui saute aux yeux, est que le monde occidental ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui sans nous.

Après l’élimination de toutes les équipes africaines de la Coupe du monde, certains ont décrit la France comme la « dernière équipe africaine » du tournoi. Même si je sympathise avec cette tentative de réappropriation de nos ressources et de notre héritage, la vérité est que nous continuons de nourrir et d’encourager l’Empire pendant qu’il continue de nous exploiter et de nous déshonorer.

Je suis heureux de voir chacun de ces joueurs talentueux recevoir les honneurs et la reconnaissance qu’ils méritent. Nous pouvons tous être reconnaissants pour la lueur d’espoir qu’ils apportent aux millions de noirs et de musulmans à travers le monde dont la dignité est souvent mise en péril par les politiques nationales et internationales françaises.

Mais ce n’est rien comparé à la satisfaction que j’aurais ressentie de voir la France perdre cette finale. Certains d’entre nous ne supportent plus la frustration et la colère ressenties chaque fois que la nation française utilise et s’approprie nos talents et nos exploits, et c’est l’impression que j’ai ici avec cette équipe de France de football.

Vendredi, en prévision des célébrations du 14 juillet et de la finale du Mondial, la RATP a annoncé la fermeture du service dans certaines zones de Paris à partir de 18 heures pour des raisons de sécurité. Cela a limité l’accès aux principaux espaces publics de célébration pour les jeunes des banlieues, à qui cette victoire revient véritablement. Le mépris de la République française est réel et profond.

Il y a plusieurs décennies, nos arrière-grands-parents et nos grands-parents ont vécu le même sort après avoir combattu pour la France en première ligne de ses sales guerres. Nous ne savons que trop bien comment tout cela s’est terminé.

Autrefois utilisés comme boucliers humains, les tirailleurs sénégalais – et beaucoup d’autres soldats originaires des colonies françaises – ont été jetés dans la poubelle de l’histoire française. Même si le ballon a remplacé le fusil, l’empire est toujours celui qui marque les buts et qui savoure les fruits de nos compétences et de nos sacrifices.

Puissions-nous un jour être unis pour une véritable équipe internationale africaine.

– Kamal Ahamada est un éducateur, voyageur et activiste qui a grandi en France, a étudié au Danemark et est maintenant basé à Londres, où il travaille actuellement comme enseignant. Il est le co-fondateur de « The M.A.D. Project », une initiative culturelle et pédagogique qui vise à émanciper les communautés marginalisées. Il s’intéresse notamment aux théories postcoloniales et décoloniales, à l’art et à la culture, aux politiques de solidarité, aux traumatismes transgénérationnels, à la politique en Afrique et au Moyen-Orient, à la théologie islamique de la libération, à l’éducation et à la danse.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

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