François Burgat : « Le Qatar paye son soutien au mainstream oppositionnel dans la région »

L’Arabie Saoudite, le Bahreïn, les Emirats arabes unis, l’Egypte et le Yémen ont annoncé, lundi 5 juin, qu’ils mettent fin à leurs relations diplomatiques avec le Qatar. Le petit Etat du Golfe, accusé de financer le terrorisme et les groupes tels que l’Etat islamique, Al-Qaïda ou encore les Frères musulmans, voit également, entre autres mesures de rétorsion, la fermeture de ses frontières terrestres, maritimes et aériennes avec ces pays-là en plein mois du Ramadan. Il est de facto exclu de la coalition militaire arabe qui intervient depuis deux ans au Yémen. Les Qataris sont mis en extrême difficulté par cette crise diplomatique qui isole de façon quasi complète le pays. Le politologue François Burgat, professeur à l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM), apporte son éclairage sur cet épisode qui intervient deux semaines après la visite de Donald Trump en Arabie Saoudite, acteur principal d’une crise sans précédent dans la région. Interview.

Saphirnews : D’où provient l’animosité de l’Arabie Saoudite envers le Qatar ?

François Burgat : La tension entre l’Arabie Saoudite et le Qatar est ancienne. Elle procède d’une vieille rivalité régionale par laquelle le petit Qatar est venu contester, depuis le début des années 1990, le vieux leadership régional jusqu’alors solidement établi de l’Arabie. Les tensions se sont manifestées à différents niveaux, y compris par des tentatives de déstabilisation de l’Emirat ou lors d’un différend frontalier qui a failli dégénérer en conflit.

Elles se sont exacerbées lors du lancement de la chaîne Al Jazeera en 1996, dont la tonalité très libre a spectaculairement mis à mal la crédibilité de la langue de bois de la communication saoudienne. Al Jazeera a très vite adopté, de surcroît, une ligne favorable aux oppositions d’un grand nombre de pays de la région. Cette ouverture, appuyée par le professionnalisme de journalistes dont beaucoup étaient passés par le service arabe de la BBC, lui a valu une hostilité quasi générale des régimes arabes. Et une adhésion populaire régionale sans précédent qui a accru la jalousie et les craintes de Riyad.

Pour contrer, sur le terrain religieux, le prestige du gardien « des deux lieux saints de l’islam », le Qatar a promu, grâce notamment à l’émission phare La chari’a et la vie une référence sunnite alternative, le cheikh Qaradawi dont la popularité a très vite été perçue comme un danger par Riyad.

A partir de 2011, la tension a été exacerbée par la poussée des Printemps arabes. Sur les terrains syriens puis yéménites, fût-ce avec des stratégies différentes, le Qatar et l’Arabie Saoudite ont soutenu le même camp, celui des oppositions. Mais sur plusieurs autres fronts, égyptiens, libyens et tunisiens notamment, les diplomaties des deux pays ont adopté des stratégies radicalement opposées. Hormis dans le cas du Bahreïn, le Qatar a soutenu les mobilisations protestataires et Riyad ceux que ces mobilisations menaçaient. Les princes saoudiens n’ont pas supporté de voir leur impertinent challenger s’allier à des forces révolutionnaires dont les urnes tunisiennes et égyptiennes ont vite confirmé qu’elles étaient très proches de ce courant des Frères musulmans qu’ils considéraient comme leurs plus dangereux rivaux. La déposition du président Mohamed Morsi et des Frères en juillet 2013 a vu « logiquement » ensuite basculer l’Egypte dans le camp saoudien des adversaires farouches de Frères… et de leurs amis.


Quel est l’impact de la visite de Donald Trump lors du sommet de Riyad dans la décision de rompre leurs relations ? Les Etats-Unis veulent-ils isoler le Qatar ?

François Burgat : Il est assez vraisemblable que le dernier jalon de cette séquence ait été le feu vert – sinon les encouragements – reçu par Riyad de la part de Donald Trump, dont la ligne anti-iranienne – dictée en partie par lsraël – a été récompensée et encouragée par de formidables contrats d’armement.

Les Etats-Unis ne veulent pas spécifiquement isoler le Qatar, mais bien l’Iran. Et l’une des façons de le faire est de fermer plus que jamais les yeux sur les contre-performances démocratiques de tous ceux qui, dans la région, acceptent de jouer avec eux cette partition. « Drive them out », a répété Trump aux dirigeants arabes, en évoquant tous ceux que – à l’instar de son fidèle allié le président égyptien Al-Sissi – il qualifie indistinctement de « terroristes ».

 

En quoi les relations entre l’Iran et le Qatar ont joué un rôle dans cette affaire ?

François Burgat : Ces relations ne sont pas simples, puisque le Qatar et l’Iran ont, en Syrie, tout comme l’Arabie Saoudite d’ailleurs, deux agendas radicalement opposés. Mais les tensions entre les deux pays sont bien moindres qu’avec Riyad. Téhéran et Doha n’ont pas cessé de soutenir le Hamas palestinien dont les Saoudiens se sont détournés et que les Egyptiens combattent comme la peste.

 

Existe-t-il des liens avérés entre le Qatar et l’Etat islamique et Al-Qaïda ?

François Burgat : Pas plus qu’avec n’importe quel Etat de la région. Les dirigeants des monarchies pétrolières savent parfaitement qu’ils sont en tête de liste des cibles de Daesh ou d’Al-Qaïda et aucun d’entre eux n’est suicidaire !

Une fois cela dit, il n’est pas totalement impossible que certains membres des oppositions à ces régimes aient pu être tentés de jouer la carte d’un soutien financier aux groupes radicaux. Mais cette remarque fait sens dans la totalité des pays de la région et en aucune manière au Qatar exclusivement. Ni l’Arabie Saoudite ni les Emirats ne sont donc fondés à formuler de telles insinuations à l’égard du Qatar.

 

Quel est l’état des relations entre le Qatar et les Frères musulmans ? En quoi les Frères musulmans menacent la souveraineté de l’Arabie Saoudite et de l’Egypte ?

François Burgat : Une façon d’idéologiser les choses, et ce faisant de les opacifier, est de dire que « le Qatar soutient les Frères musulmans ». Il est beaucoup plus logique de dire que Doha, qui peut se payer – au sens propre du terme – le luxe de ne pas avoir de véritable opposition intérieure, soutient le mainstream oppositionnel dans la région. Et qu’il se trouve que ce mainstream est, comme un peu partout dans le monde arabe, représenté par les Frères musulmans.

Le second réservoir d’opposition est constitué par les radicaux de Daesh et d’Al-Qaïda. Mais l’Arabie Saoudite redoute ceux-là mais sans doute moins que les Frères. Car elle sait qu’elle peut compter sur la planète entière, et notamment les Occidentaux, pour les combattre à ses côtés.

 

Quelles conséquences politiques peut craindre le Qatar vis-à-vis de l’Europe ?

François Burgat : Elles sont pour l’heure, au-delà des répercussions économiques, encore difficiles à évaluer. Le Qatar demeure en effet un allié des Occidentaux dans la crise syrienne et, comme l’Arabie, un financier que les Européens ont toutes les raisons de ménager.

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