A cœur ouvert : Eclairs / éclats de plongée féministe dans le Coran

Ce texte est l’intervention de Marie-Laure Bousquet lors de la journée commémorative de la vie et l’œuvre d’Abdessalam Yassine, puisse Dieu l’accueillir dans Sa miséricorde, organisée sous le thème « Pour un universel féminin partagé ».

J’ai souvent dit et écrit que le C.F.P.E. (Collectif des féministes pour l’égalité) était le lieu où je me sentais enfin chez moi, en France, après des années de traversée solitaire d’un cheminement qui m’avait fait taire, comme si je me sentais coupable d’une double trahison, ce que je portais à la fois comme un cadeau et un fardeau : à savoir de pouvoir me présenter comme féministe musulmane. Merci à Ismahane et à P.S.M. de m’offrir l’opportunité de le faire. Re-connaissance.

Avant d’aborder ces éclairs / éclats de plongée féministe dans le Coran, je vais dire quelques mots (cela m’ayant été demandé), de ce qui a ponctué ma navigation entre féminisme et islam qui a tout d’un « vivre ensemble », d’une co-habitation très in-fidèle et très in-tranquille.

Entre une évidence et un silence

Ma participation au mouvement des femmes s’est faîte sans questions. Je l’ai vécue comme une évidence. Mon histoire personnelle familiale, sociale, culturelle et affective m’avait fait traverser les blessures profondes de ce que signifiait le diktat d’un certain type de pouvoir religieux et idéologique sur le corps des femmes. Je trouvai dans le M.L.A.A.C. (Mouvement pour la libération de l’avortement, de l’accouchement et de la contraception) un premier chez moi, là où nous affrontions l’alliance entre pouvoir religieux, pouvoir politique, pouvoir médical et social sur nos corps, que nous avons réussi à faire trembler et à vaincre en tant qu’actrices d’une révolution historique majeure, condensée dans ces slogans célèbres : « un enfant si je veux, quand je veux » et « mon corps m’appartient ».

Dans le même temps, je vivais une autre relation d’évidence, mais celle-là dans le silence. J’ai gardé en effet secret un évènement / choc intérieur (en lien avec une rencontre amoureuse essentielle) celui du dévoilement d’une autre vision de Marie que celle confisquée par les bondieuseries du pouvoir institutionnel de l’église sur elle. Silence de mise, car si féminisme rimait avec socialisme, marxisme, communisme, matérialisme, athéisme, il ne faisait pas à l’époque bon ménage avec la Dame en majesté dont la découverte m’avait bouleversée et qui m’offrait le signe d’un retournement de lecture possible, une sorte de dés-occultation, et de dés-appropriation du pouvoir clérical sur elle. Elle fut ma première expérience de ré-interprétation du lien féminin/divin. Expérience d’émancipation, de dés-enlisement fondamentale pour moi : car c’est grâce à elle que je faisais la connexion entre pouvoir patriarcal sur Dieu et ses représentations, sur les textes et sur nos corps de femmes, et donc entre révolution féministe et révolution spirituelle. Elle faisait sauter le verrou idéologique de l’équation mathématique : religion = oppression des femmes. Je pourrais dire que c’est Elle qui m’a guidée vers l’islam, mais ce n’est qu’en partie vrai. Car pour faire ce pas-là, j’ai dû faire sauter un autre verrou intérieur aussi puissant, sinon plus : celui de l’étreinte mortifère fascination / répulsion devant le geste de la prosternation dans la salat musulmane, pour ne plus l’éprouver comme une trahison à la fois féministe et amoureuse.

Principe d’in-certitude

Dans le film « Je ne suis pas féministe, mais… » où Christine Delphy relate son parcours, elle dit à un moment, d’une façon un peu songeuse : « on ne maîtrise pas tout ». phrase simple, banale pourrait-on dire, aussi évidente pour tout un chacun et chacune que cette autre : « on sait bien qu’on va tous et toutes mourir un jour… ». mais entre le dire d’une manière un peu abstraite, comme détachée de soi et le réaliser, au double sens de ce mot en français, c’est-à-dire le savoir et le vivre, il y a ce geste de re-connaissance qui le signifie, et fait franchir le pas entre les rives tradition et révolution. Se prosterner, ou plutôt passer par la prosternation, c’est saluer au passage « plus grand » que moi qui m’habite en même temps qu’il me survole. « On ne maîtrise pas tout… »…traduction façon musulmane : Allah Akbar, qui va avec Insha Allah. Poser ce pas intérieur, ce fut poser au cœur de ma vie, ce que des physiciens quantiques ont appelé « le principe d’incertitude ». Je ne suis pas physicienne et je ne dis pas qu’ils nous prouvent l’existence de Dieu, mais je trouve merveilleux que cette expression vienne d’eux et qu’elle me parle et m’aide à vivre le fait d’être à la fois féministe et musulmane.

Jihad textuel

L’islam n’est donc pas pour moi un objectif en soi mais un processus. Je ne suis pas là pour essayer de démontrer qu’il est « rachetable » et je n’ai pas opéré ce basculement intérieur après avoir pris un papier, tracé une ligne avec deux colonnes où d’un côté j’aurais écrit « versets patriarcaux » et de l’autre « verset égalitaire» ; après quoi ayant fait le compte, je me serais dit que, au vu de résultats positifs en faveur de ces derniers, je me serais décidée… Mon rapport au texte ressemblerait plutôt à celui d’une relation amoureuse où la co-habitation est tout sauf « un long fleuve tranquille ». Quand je suis face à des versets problématiques, je ne tourne pas le dos, je lutte avec eux, comme le dit une féministe juive très importante dans mon parcours (J. Plaskow, « Standing again at Sinaï »), avec mes yeux de féministe qui se sent portée par et porteuse d’un engagement dans la durée malgré les crises, les blessures, les envies de rupture, qui font vivre sur une frontière de fidélité in-fidèle. Mon élan initial vers l’étude du texte (partagé avec un groupe d’une dizaine de personnes), de déchiffrage patient des mots d’une langue comme constitutif de son propre itinéraire spirituel, reçut une première douche froide, si je puis dire, quand je / nous découvrîmes avec grande surprise que ce n’était pas une coutume largement partagée par la majorité des musulmans de notre entourage. Les arguments avancés étaient que pour étudier le Coran, il fallait être très savant, qu’il s’agissait là d’un travail très difficile qui devait être laissé aux seuls spécialistes et que nous devrions donc nous contenter de faire confiance à qui de droit. De plus, comme l’arabe n’était pas notre langue maternelle, notre illégitimité pour se lancer dans une telle aventure n’en était que plus flagrante. Ce « taisez-vous, contentez-vous d’apprendre par cœur, de réciter et pour le reste, d’obéir » n’arrêta pas notre élan pour former un petit « atelier de la recherche patiente » (cf. Le Corbusier, Ed. Farge, 2015) avec, entre autres, M. Maurice Gloton dont un essai de traduction du Coran est paru il y a deux ans. Au fur et à mesure que l’on avançait dans notre travail, le contraste entre la souplesse et la richesse polysémique de la langue et le rétrécissement et/ou rigidité de certaines de ses interprétations / applications dans le champ social nous rendait parfois perplexes. Perplexité heureuse car nous maintenant dans l’ouverture à la diversité des approches impossibles à refermer sur une seule vérité, mais aussi parfois moins heureuse de voir dans cette diversité, une quasi unanimité des voix masculines.

Un exemple : le mot « khalifa » : mot féminin qui désigne une fonction de succession ; de représentation, de mandat, d’  « agency» comme le dit Amina Wadud, de lieu-tenance au double sens de tenir lieu de et tenir le lieu hérité d’Allah, qui s’adresse à nous tous et toutes, voilà qu’elle devient « le calife » dans l’histoire politico-religieuse de la civilisation musulmane…jusqu’aux revendications de restauration du califat par Daesh, aujourd’hui. J’étais tellement loin de ces aplatissements historiques au masculin pendant que nous l’étudions, qu’il m’a fallu un moment pour réaliser qu’il s’agissait du même mot… J’aurais pu prendre hijab, jihad, sharia comme autres exemples de ce que je ressens comme une prise en otage tous azimuts de mots très importants travestis en machines à opprimer et à tuer. C’était à se demander si nous lisions le même livre.

Un deuxième exemple : en 1996, une amie juive philosophe me propose de participer, par une contribution écrite, à un numéro de la collection « Morales » de la revue Autrement, numéro dont elle est responsable de la coordination en même temps qu’une des auteures. Elle m’en annonce le thème : le Destin.  En entendant ce mot, mon sang ne fait qu’un tour comme on dit, je me sens pétrifiée car je me revois sans nos années de lutte avec cette phrase terrible : « l’anatomie, c’est le destin ». C’est un défi majeur pour moi : je me trouve dans une situation assez extrême où je sens bien que je ne peux que dire oui tout en ayant envie de fuir, de dire un non qui me rendait tout aussi malheureuse. Bref, je ne vous conterai pas les mois d’angoisse, de découragement, enlisée que j’étais dans ces débats sans fin sur le libre-arbitre / déterminisme qui s’amoncelaient sur ma table sous la forme de livres de plus en plus pesants sur mes épaules. J’étais sur le point d’abandonner, prenant conscience que j’avais présumé de mes forces pour mener à bien ce  travail, jusqu’au soir où, ouvrant le Coran « au hasard », je tombe sur ce petit bout de verset (17/13) laconique que je lis en français : « chaque humain porte son destin (sort, lot, destinée, augure) attaché à son cou ». J’ai eu l’impression de recevoir le coup de grâce. Ma stupeur devant cette image de condamnée me fait pleurer de désespoir, car je ne vois pas comment je pourrais m’échapper d’un tel carcan. Mais le réflexe de l’étude me fait jeter un coup d’œil sur le texte arabe avant de le refermer. Et j’y découvre que ce destin, lot, etc. est donné comme traduction d’un mot arabe « taïr » qui, littéralement, signifie « un oiseau ». Comme une enfant qui n’en croit pas ses yeux de recevoir un tel cadeau, j’en tremble de joie cette fois-ci. Une telle image de liberté pour dire notre « destin » m’inspire immédiatement le fil pour dé-lier la contradiction et la développer dans un texte que j’ai intitulé : « L’étreinte ailée » (Autrement n°21, janvier 1997).

Enfin, un dernier exemple ici, qui lui est dans les balbutiements d’un mûrissement intérieur pour le moment. Il pourrait s’appeler « des anges et des femmes », avec, comme point de départ là encore, un autre choc de lecture de condamnée face à un verset laconique lui aussi (53/27) : « ceux qui ne croient pas à la vie future donnent aux anges des noms de femmes ».

Dans un livre paru en 1997, intitulé : « L’un est l’autre », Elisabeth Badinter citait ce verset pour appuyer sa démonstration sur les fondements patriarcaux du texte coranique. Et moi, plongée à l’époque dans les tourments féministes au sujet de Dieu Un Masculin (monothéiste) qui aurait détrôné la Déesse-femme (cf.Merlin, Stone « Quand Dieu était femme », ed.l’étincelle 1976) pour instaurer le patriarcat, à ma première lecture de ce verset, je l’ai compris aussi comme une preuve sans appel d’un ciel monothéiste patriarcal. En effet, si « ceux qui ne croient pas à l’au-delà » sont ceux qui  sexualisent les anges au féminin, donc croire en l’au-delà c’est accepter qu’il ne peut y avoir de féminin dans cet au-delà : un au-delà sans femmes… Je me suis donc mise à chercher, si, ailleurs dans le texte, d’autres versets traitant de cette question essentielle pour moi, m’offriraient une planche de « salut » pour ne pas me noyer sous la prégnance de cette condamnation sans appel.

J’en ai trouvé un certain nombre (4/117 – 16/56-59 – 17/40 – 37/149-153 – 43/16 à 19 – 53/19 à 21 et 27), une quinzaine, où j’ai découvert que la condamnation en question frappe, en fait, ceux qui tout en agissant ainsi (sexualiser les anges au féminin) méprisaient, opprimaient en les considérant au mieux comme un mal nécessaire, et allaient jusqu’à les tuer en les enterrant vivantes, les filles qui naissaient dans la vie réelle, concrète d’ici-bas. Ils réglaient ainsi le problème avec les créatures qu’ils trouvaient beaucoup moins encombrantes  dans l’au-delà, et ils pouvaient ainsi continuer à assurer la suprématie du masculin sur terre. A eux, ce qu’ils préfèrent : les garçons, le sexe masculin, à l’invisible des filles, le sexe féminin, qu’ils méprisent et qu’ils appelaient filles d’Allah, faisant d’Allah un « Père » de créatures méprisables à leurs yeux. Cette pratique reconnue dans la tradition musulmane comme condamnable est souvent citée comme exemple pour illustrer que l’islam a libérée les femmes des coutumes misogynes meurtrières…de « ces hommes qui n’aimaient pas les femmes… ».

Mais ce qui m’intéresse surtout ici, c’est le lien entre angélisme / violence / sexualisation au féminin qui est ici à l’œuvre : il y a une élévation / spiritualisation du féminin par la mépris qui va avec domination / suprématie d’un sexe sur l’autre dans la vie réelle par masculinisation d’Allah dont il est fait un « père », un géniteur, un engendreur, autrement dit une figure masculine en contradiction totale avec Allah Ahad qui n’engendre pas et n’est pas engendré / ni masculin / ni féminin, du monothéisme en islam. Et donc, pour nous aujourd’hui, se réclamer de monothéisme en affirmant sur terre une suprématie masculine, c’est contraire à l’idée même de monothéisme. Si j’ai pris cet exemple, c’est qu’il me semble illustrer de façon assez emblématique comment peut s’opérer une inversion de lecture, badinterienne et mienne à première vue, mais aussi ce que représente cette lutte pour « émanciper le monothéisme » d’un pouvoir encore massivement masculin : il s’agit ni plus ni moins d’une question de vie ou de mort pour les femmes, encore aujourd’hui. Il ne suffit pas d’affirmer qu’Allah n’est ni masculin, ni féminin, qu’en islam est reconnue l’égalité spirituelle des femmes et des hommes, pour, dans la pratique, en faire une complémentarité statique et identitaire au nom d’une différence de « nature » entre elles et eux. Je sais bien que, coraniquement parlant, je ne suis pas descendante d’une Eve seule responsable d’une dégringolade généralisée de l’humanité marquée d’une tâche originelle indélébile, mais d’une paire adamique co-responsable, co-agissante dans l’exercice de sa liberté. Paire où je lis un paradigme égalitaire inspirant pour émanciper le monothéisme du premier racisme à mes yeux, celui de l’infériorisation des femmes au nom de Dieu ou d’Allah…Encore faut-il que pour sa mise en œuvre, nous ne retombions pas, sous prétexte de différence, dans cette histoire d’anges et de femmes et ses violences. Cette paire adamique n’est pas, que je sache, un catalogue de fonctions, de rôles et professions imposés aux hommes et au femmes, de part et d’autre d’une séparation étanche qui en fixerait les permis et les interdits en même temps que le temps, aux structures sociales et familiales du VIIe siècle. J’aime bien cette phrase de Daniel Pons : « Confondre tradition et passéisme serait aussi grossier que comparer eaux stagnantes et source vive » (Aux sources de la présence, p.129, Ed.Présent audiovisuel, 1985).

Je préfère la lire, cette paire adamique dans le jihad textuel / sexuel d’une parité ondulatoire qui met en œuvre dans les mosquées, dans la cité et dans les chaumières, les richesses multiples de son actualité interprétative. A une journaliste qui posait à M. Trudeau, premier ministre canadien nouvellement élu, pourquoi il avait choisi la parité dans son gouvernement, il répondit : «parce que nous sommes en 2015 ».  Je suis dans le soir de ma vie, mais les lueurs de cette mise en œuvre spirituelle, politique, sociale que j’en vis aujourd’hui me remplissent de joie et de gratitude pour toutes celles et ceux qui, en ces âges obscurantistes, travaillent à cette révolution culturelle du patriarcat religieux, aux dimensions aussi profondes que celle de la révolution quantique, il me semble, et qui a lieu avec et sous nos yeux. Yeux et cœur grand ouverts. En résistance.

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