L’islam en Occident : d’un passé fécond à un présent amnésique (1/2)

Évoquer l’islam en Europe n’est point évoquer un corps étranger. Sur le plan civilisationnel l’islam est présent dans la genèse de l’Europe moderne. Sa contribution n’est pas uniquement une question de transfert, bien au-delà, elle se situe à la base de ce qui fait l’Europe actuelle : la raison. Ces passages tirés du livre « Raison Musulmane, entre indépendance et soumission à Dieu » d’Abdessalam Yassine proposent une thèse sur le sujet.

I- L’effervescence intellectuelle du côté des savants musulmans

Tout l’effort des philosophes musulmans des premiers temps portait sur l’intégration de la religion dans la philosophie et l’inclusion de la philosophie dans la religion. De KindiFarâbi et Ibn Sîna(Avicenne) à Ibn Tufayl (Abubacer) et Ibn Rushd (Averroès), la devise des philosophes était « soumettre la Loi révélée à la hikma(sagesse) ». Telle était leur démarche inclusive, tandis que celle de nos contemporains prend une tournure séparatiste : ils n’ont de cesse de mettre dos à dos la raison et la foi, d’opposer la révélation à la rationalité.

Pour leur part, les savants musulmans n’ont eu de cesse d’affirmer que les sources scripturaires authentifiées ne peuvent être en opposition avec l’argument rationnel !

Des mu’tazilites ralliés à la doctrine quadirite (1) du libre arbitre, qui ont eu maille à partir avec la philosophie des Lumières et la Logique Grecque, à Ibn Taymiyya qui a débattu avec les mu’tazilites et toutes les autres tendances, en passant par Ghazali (Algazel) qui a combattu les ésotéristes, les savants musulmans voulaient une religion inébranlable qui met la raison au service de la Révélation.

L’imam Ghazali (que Dieu lui fasse miséricorde) incarnait l’esprit ouvert, toujours en quête de perfection, se présentant devant toutes les portes et frappant à celles derrière lesquelles il pensait trouver une lumière qui lui éclairerait le chemin.

Il a combattu les philosophes avec les armes que lui octroyait sa qualité de juriste en droit musulman (ouçouli) et a réussi à mettre à nu leur incohérence. Et c’est là un « crime » que ne lui pardonnent pas les philosophes de notre temps. Il fut pour cela assimilé au symbole de l’obscurantisme dans la pensée islamique. Ils ont décrit l’évolution de sa quête existentielle, qui l’a mené à rejoindre le rang des soufis, comme une hérésie, un ralliement de la philosophie sabéenne et harranéenne, et une des raisons de la résignation et de la sclérose qui s’étaient emparées de la raison musulmane.

L’arme rationnelle utilisée par Ghazali fut celle des théologiens et des juristes musulmans. Il était d’avis de ne pas considérer la théologie (‘ilm al kalâm) et ses méthodologies inductives incompatibles avec la logique aristotélicienne. Il a laissé dans ses livres autant de témoignages sur l’ascendant qu’exerçaient sur lui la preuve et l’argument, qui représentaient le summum de la science chez Aristote,  cela lui a valu l’opprobre de ses contemporains et de ceux qui leur ont succédé, spécialement IbnTaymiyya.

Il dit dans l’introduction du livre « al-maquassid » (les visées) à propos des logiques grecques : « la plupart d’entre elles sont dans le vrai, et il est rare qu’elles soient dans l’erreur. En vérité, ils ne se distinguent de ceux qui détiennent la vérité que par la terminologie et les allégations et non par les significations et les visées. Car leur objectif est la recherche des méthodes démonstratives, et cela est du ressort de tout observateur. »

Hormis Ghazali aux premières étapes de ses recherches et quelques autres qui lui ont emboîté le pas, les savants musulmans dans leur ensemble ont réfuté la logique grecque et ont combattu les doctrines déviantes et les philosophies entreprenantes armées du syllogisme analogique (qiyâs) et de ses outils.

Le premier à réfuter l’instrument logique aristotélicien grec fut l’imam Chafi’i (que Dieu lui fasse miséricorde), le fondateur de la science du fondement du droit et de la jurisprudence (ouçoul alfiqh). Les savants après lui l’ont aussi réfuté arguant que la logique grecque repose sur une métaphysique et une physique matérialistes bien différentes du credo musulman, à la mesure de la différence entre la langue grecque et la langue du Coran.

Ils rejetèrent l’outil pour avoir rejeté son contenu. D’ailleurs, le fait d’importer un outil annule-t-il le mal qu’il porte en lui ?

Par ailleurs, ils ont développé une logique qui s’est inspirée de « la logique commune à tout observateur » qu’ils enseignèrent au sein de la mosquée après lui avoir fait proclamer la profession de foi musulmane. Ils l’enseignèrent dans la mosquée aux côtés des cours de grammaire, de jurisprudence, d’exégèse coranique, de traditions prophétiques, et de toutes les autres sciences.

Ils critiquèrent l’instrument de la logique grecque, car celle-ci reposait sur une méthodologie déductive théorique, tandis que la pensée musulmane était de nature inductive, avec comme esprit et pour outil l’expérience pratique.

Les sciences du fondement du droit, la jurisprudence, la linguistique et la grammaire ont connu un essor considérable pour avoir adopté l’outil de la méthodologie islamique et s’y être appuyées.

Au lieu de la définition et de la démonstration aristotélicienne, ces sciences ont usé du syllogisme analogique avec ses instruments et sa méthodologie dans la recherche et la classification, ainsi que ses autres règles méthodologiques pratiques dans les différents domaines des fondements du droit et de la jurisprudence.

La recherche et la classification rentrent dans le cadre de la méthodologie expérimentale qui procède en partitionnant le sujet sur ses composants partiels, ensuite en recherchant les caractéristiques et les causes communes qui les relient, puis en abordant ces différentes parties avec un regard critique très profond pour exclure les hypothèses l’une après l’autre et ne laisser ainsi que celle qui résiste à l’examen critique et dont la validité est prouvée par l’expérience pratique.

La tolérance était la règle qui prévalait entre les musulmans, quelle que soit l’intensité de la polémique et de la controverse entre eux.

Les philosophes ont vécu en paix sans être inquiétés. Pas un Bruno ne fut brûlé, et aucun Galilée ne fut jugé devant un tribunal d’inquisition. Kindi, Farâbi, Ibn Sîna (Avicenne), Ibn Bâja (Avempace), IbnToufayl (Abubacer), Ibn Rushd (Averroès)… personne ne fut persécuté. Certes, les jurisconsultes (fouqaha) les regardaient de travers, les spécialistes du hadith se fermaient à leur vue, les savants ont combattu leurs idées et ont récusé leurs arguments, génération après génération. Mais aucun échafaud ne fut dressé et aucun bûcher ne fut allumé. La logique aristotélicienne a-t-elle libéré la raison musulmane ? Averroès, avec son nouvel aristotélisme pur, est-il celui par qui la Renaissance européenne est venue ?

La philosophie libératrice d’Aristote telle que la relaya Averroès en Europe représentait le socle de la pensée du grand philosophe de l’église : Thomas d’Aquin. Et nous savons aujourd’hui quelle sorte de liberté a exercé l’Église.

Quant à l’originalité et la profondeur dont nous avons besoin de manière vitale, c’est la réappropriation de la méthode expérimentale qui est sortie tout droit de la matrice du syllogisme analogique principiel (al qiyâs al ouçouli), alors que d’autres se réclament de sa parenté.

Prenons donc la formule originelle, concernant la clé des sciences universelles, de la plume authentique d’une personne qui en parle en connaissance de cause. C’est celle du maître incontesté des sciences de la lumière et de l’optique, professeur des générations et initiateur d’une voie dans laquelle se sont engagés après lui Galilée, Newton et Bacon, et qui est maintenant séquestrée par la raison scientiste faisant autorité dans le monde.

Cette plume n’est autre que celle de Ibn al-Haytham (Alhazen) qui écrivit : « Nous entamons notre recherche en passant en revue l’existant, puis en examinant les différents états de l’apparent, puis en distinguant les particularités des constituants, enfin en relevant les caractéristiques propres à la vision lors de la perception pour ce qui est du visible invariant comme du régulier et constant. »

Il rajouta : « Puis notre recherche et notre évaluation progressent graduellement, séquentiellement et de manière ordonnée, en réexaminant les prémisses et en émettant des réserves quant aux conclusions. Notre souci dans l’investigation et l’évaluation répond à des principes d’objectivité et de vérité, non aux préjugés et aux idées toutes faites. »

« … En procédant ainsi, nous nous orientons vers la vérité, et nous atteignons par la progressivité et la douceur l’objectif qui ne laisse aucune place au doute, tout en usant de la critique et de la réserve. »(2)

Les philosophes actuels, arabes ou non, refusent d’admettre que cette brillante méthodologie est issue des sciences du fondement du droit et de la jurisprudence musulmanes (‘ilm al ouçoul). Ils trouvent dans les livres de Ibn al-Haytham une admiration pour ce qui est de « la logique commune à tout observateur » similaire à celle que l’on retrouve chez Ghazali.

L’important n’est pas d’établir – ou ne pas établir – le lien entre la méthode expérimentale et l’aristotélisme. Ce qui nous intéresse c’est que la formule précitée est l’œuvre d’un esprit musulman qui n’a jamais ressenti le besoin de renier sa religion pour pouvoir s’émanciper. Ce n’était nullement un esprit faible facilement influençable, tout au contraire.

A suivre …

Notes :

1. Les Quadirites sont les représentants d’une école qui reconnaissent la réalité du pouvoir de l’Homme sur ses actes et sa responsabilité vis-à-vis de ses fautes. Quadariya en opposition à al-Jabriya.

2. Propos rapportés par le docteur Ali Annashar dans son ouvrage : « Les méthodes de recherche chez les penseurs musulmans » citant Mustapha Nadhif, p240, 4e édition.

 

2 commentaires

  1. Salam Cher Frère.
    Cherches-tu à démontrer que par abus analogique, effectué consciemment ou pas, certains font un faut procès à l’Islam, à sa Civilisation, à son Histoire, à son rapport avec la Science expérimentale?
    Cherches-tu à démontrer que ce procès ne relève finalement que d’un calque maladroit, abusif, peut-être inconscient, que certains font en s’inspirant à tord de l’Histoire tumultueuse qu’ils ont vécu eux-mêmes par le passé, Civilisationnellement parlant, avec l’obscurantisme scientifique qu’à pu exercé, imposé le Christianisme par exemple et qui a débouché notamment sur un divorce entre la Foi et la Raison en Occident?
    Je vois bien que tu soulignes qu’il existe aussi une problématique de la sorte chez une certaine partie de la communauté scientifique musulmane.
    Que proposes tu pour sortir de tout ça ?

  2. Salam.
    Autre question:
    Dans votre article, vous faîtes allusion à un livre intitulé « Raison Musulmane, entre indépendance et soumission à Dieu » écrit par Abdessalam Yassine, que Dieu Lui Fasse Immense Miséricorde.
    Ce livre existe t-il en Français ?
    Si oui, savez-vous où il est possible de se le procurer svp ?
    Merci par avance pour vos réponses si toutefois vous daignez à me répondre…

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