De l’héritage de L’Imam Abdessalam Yassine : Le cheminement collectif et participatif

Le cheminement spirituel a longuement et historiquement été marqué du sceau de deux principes :

– La relation individuelle et verticale d’un disciple ou d’un collectif de disciples à un maître éducateur, dans une filiation solitaire centrée sur la relation avec l’éducateur et au service d’un destin personnel et d’un projet de salut individuel.

– Le retrait de la mêlée perçue comme une nuisance qui distrait et coupe de Dieu, et dont il faut se soustraire. C’est la conception de l’islam comme « religion », comme rapport personnel à Dieu qui ne se traduit sur le plan des rapports entre les hommes que par la charité et l’aménité, donc l’irresponsabilité vis à vis de la chose publique et du devenir collectif [1]»

On opte dans ce schéma éducatif pour un désintérêt volontaire des affaires publiques qui relèvent du destin collectif de la communauté, du devenir de la société et du monde en général. Seul le destin individuel était et demeure au cœur du projet « soufi », celui de s’accomplir moralement et spirituellement, de réaliser la proximité de Dieu, de figurer parmi Ses élus, d’atteindre les plus hauts sommets de la Spiritualité et de goûter à la connaissance de Dieu et aux saveurs de la foi parfaite.

À cette affirmation qui synthétise et schématise une réalité certes plus complexe, il faut apporter deux nuances :

1) L’œuvre humanitaire, de charité et de bienfaisance, qui fait partie de l’engagement soufi et qui peut être convoquée et  mise en avant pour réfuter notre constat, ne contredit pas en réalité ce principe de retrait du monde. Car il est question ici de la présence ou pas d’un projet de participation  avec une visée transformatrice et une volonté de changement et de combat pour la cause de Dieu qui est celle des hommes.

Or, force est de reconnaître que ce travail social se pratique en réalité  dans une perspective ”dervichiste”, c’est à dire dans le cadre d’un projet de salut individuel qui renonce peu ou prou à toute ambition transformatrice du monde ne visant pas le changement des structures politiques et sociales dominantes et ne s’occupant pas d’une manière claire et directe aux coalitions politico-économiques qui produisent le désordre et sèment la corruption politique, économique, écologique et culturelle dans le monde.

L’œuvre de bienfaisance agit ici à la marge du système et ne porte pas, dans le projet de ses promoteurs, une intention de combat et un projet politique et sociétal de changement global. Puisque même les dictateurs et les multinationales qui exploitent à outrance les ressources du monde, asservissent les hommes et s’accaparent ses richesses, produisent une œuvre de charité et distribuent les miettes pour mieux maintenir le monde dans ses déséquilibres flagrants et ses injustices déshumanisantes.

2) Il y a toujours une exception qui confirme justement cette règle, et  force est de constater qu’au cours de cette longue histoire de démission, il y eut des hommes de l’éducation spirituelle animés dans des circonstances exceptionnelles d’un projet de société et d’un souci de participation globale. On peut citer à titre d’exemple, l’œuvre d’Al Emir Abd-el-Kader en Algérie, grand homme spirituel qui conduisit une résistance héroïque et humaniste contre le projet colonial et pour l’indépendance de son peuple, ou encore Cheikh Ahmad Irfan en Inde, Omar Al’ Mokhtâr en Libye et Cheikh Said Nurçi en Turquie, tous  issus d’une tradition de retrait qui s’ouvrit sur un projet de résistance et de participation globale.

L’enseignement de l’Imam Abdessalam Yassine constitue un dépassement de ce schéma séculaire de scission forcée  entre Spiritualité et Participation profondément ancré dans l’héritage éducatif et spirituel islamique, vers la redécouverte et la mise en pratique du modèle prophétique dans toute sa complétude.

À la lumière de ce modèle revivifié et actualisé, Abdessalam Yassine opère une double critique, à la fois théorique et pratique, en remettant en cause ses principes directeurs au nom de deux considérations majeures :

1) Une volonté de renouer avec le modèle prophétique et l’expérience des compagnons car selon lui, seule cette expérience est digne d’être copiée et d’une certaine manière « essentialisée » et élevée au rang de l’horizon sublime. Seule cette expérience peut être considérée comme la référence et l’étalon capable de juger la crédibilité des acteurs et l’authenticité des différents projets réformistes et propositions soumises à l’attention de la communauté dans ses tentatives de renouveau. Les expériences antérieures doivent être respectées certes, mais placées dans leur  relativité historique et de ce fait toujours évaluées et renouvelées à la lumière du Coran et en référence au  modèle éternel du Prophète et de  ses grands compagnons.

Pour des raisons complexes en lien avec l’histoire politique des musulmans, (en l’occurrence, le coup d’état omeyade et le basculement précoce dans des conditions tragiques et traumatisantes d’une bonne gouvernance qui ne survécut que trente ans, où le pouvoir était au service de l’Homme dans la fidélité aux intentionnalités de l’islam vers une gouvernance corrompue asservissant progressivement les hommes et pervertissant subtilement le message en « opium » des peuples)une tradition de retrait de la scène publique vit alors le jour et commença à s’installer et à se légitimer dans les rangs des maîtres spirituels et érudits de la communauté.

Ces nouvelles pratiques n’ont cessé de prendre de l’ampleur et de s’enraciner dans les consciences et les mentalités, d’autant plus qu’elles furent initiées et donc légitimées par une minorité de compagnons. L’expérience éducative a dès lors su, mais en partie seulement, rester en phase avec l’esprit du Coran et de la Prophétie.

Si le modèle soufi, comme incarnation partielle de ce patrimoine spirituel, a su préserver et perpétuer une vérité fondamentale en islam, voire perpétuer l’âme de l’islam, celle de l’amour de Dieu et de son Messager, paix et salut de Dieu sur lui , ainsi que l’ardente aspiration à la connaissance de Dieu et à l’excellence morale et spirituelle, il a aussi maintenu dans son sillage et en son sein, une tradition de démission et un héritage de retrait, voire de compromission avec le désordre ambiant.

En un mot, ce modèle éducatif n’a jusqu’à présent, pas été revu et corrigé pour coller au plus près du modèle prophétique originel, à la fois dans sa profondeur spirituelle et dans son élan participatif.

2) La deuxième considération qui justifie cette prise de distance critique à l’égard du modèle soufi, réside dans le fait que notre époque connaît une crise généralisée qui ne tolère plus aucune démission.

Si le retrait du monde et le désintérêt de la chose publique pouvait être compris et justifiés dans le contexte d’antan, c’est-à-dire à une époque où seuls les principes de la bonne gouvernance étaient trahis, le contexte exige aujourd’hui une réponse globale spirituelle et participative à la hauteur de la détresse de l’homme moderne en quête de sens et de dignité et de la faillite civilisationnelle du monde en quête  de confiance et de solidarité.

A ces deux principes fortement ancrés dans l’héritage spirituel et éducatif musulman, (notamment dans le patrimoine Soufi), l’école de la Méthode Prophétique a substitué deux principes : l’unité de la Justice et de la Spiritualité et l’unité de la bonne compagnie et du groupe.

Justice et Spiritualité : deux quêtes indissociables

Concernant ce point, Abdessalam Yassine écrit dans son testament rédigé en 2003 et rendu publique à sa mort en 2012 : « Je laisse en commandement de maintenir la Justice indissociable de la Spiritualité ; ainsi en est-il dans le Livre de Dieu et dans l’intitulé-même de notre Jama’a.

Le combat permanent pour l’instauration de l’État de Justice .ne doit pas nous distraire de l’autre combat, inlassable celui-ci, que nous devons mener pour atteindre les degrés d’Al Ihsan .

Al Ihsan(le bel agir) c’est adorer Dieu comme si tu Le voyais ; et l’unique moyen d’accéder à cette vision, c’est de t’octroyer la bonne compagnie spirituelle des gens de foi ; cette compagnie t’ouvrira des portes closes et te transportera dans le monde de la lumière et des réalités spirituelles subtiles.

L’unité de la bonne compagnie et du groupe

Cette première exigence de l’indissociabilité de ses deux quêtes nécessite la mise en pratique d’un principe fondamental celui de l’indissociabilité du compagnonnage et du groupe (Al Jama’a). Ainsi l’imam Abdessalam Yassine écrit : « …voilà pourquoi je recommande la pratique de la bonne compagnie des gens de foi et le groupe ; voire la bonne compagnie dans le groupe.

Il a toujours été de coutume, par le passé, que le disciple parmi nous qui aspire à cheminer vers Dieu, reçoive en main tendue l’aide d’un individu qui lui-même a reçu la lumière de Dieu dans le cœur. Pour l’avenir de notre prédication, nous implorons Dieu, Lumière des cieux et de la terre, de répandre Son amour sur chacun de Ses amis intimes et d’insuffler l’esprit de l’entraide parmi eux afin que s’accomplissent les bonnes œuvres et la piété. Certes, mettre les créatures de Dieu sur la voie de la guidée par le biais de la bonne compagnie est une véritable bonne œuvre.

Le principe du cheminement collectif et participatif

L’alliance de ces deux principes donne naissance à ce que qu’on pourrait nommer : le cheminement collectif et participatif.

Le cheminement collectif  et participatif est celui  qui intègre le compagnonnage spirituel  dans une dynamique collective où la bonne compagnie ne se vit pas dans la verticalité de la relation à l’éducateur mais s’élargit horizontalement au groupe des fidèles en quête de Dieu et des vertus de l’iman.

Le cheminement du fidèle vers Dieu, qui se traduit par une mutation éthique profonde et un ascétisme par la voie de l’Éducation, va de pair avec le cheminement collectif des fidèles au sein du groupe. Ce groupe devient à la fois un berceau de la foi et de l’amour  propice à la recherche des hauts sommets de la Foi ainsi qu’une force organisée de proposition, d’agir et de combat pour une civilisation de justice globale, de fraternité et de sens.

Les compagnons du Prophète, paix et salut de Dieu sur lui, vécurent le compagnonnage éducatif, clé de l’ascension spirituelle personnelle, dans le giron d’une communauté fraternelle, elle même porteuse d’un projet de transformation du monde et de lutte pour une civilisation au service de l’homme et de ses droits fondamentaux, au premier rang desquels figure le droit de l’Homme à connaître Dieu et à donner sens à sa vie.

Les compagnons, que Dieu les agrée, se sont toujours sentis investis d’une mission dans le monde. Ils se sont toujours investis sur un projet double: le fort intérieur qui prépare le devenir personnel devant Dieu, et le front extérieur qui tend une main amicale pour l’homme et construit un projet de civilisation où les hommes sont solidaires les uns des autres, réconciliés entre eux et conciliés avec leur Créateur.

Ils furent de ce fait un foyer d’amour, une énergie de bonne œuvres utiles et une force de propositions ; ils portèrent un projet de civilisation et incarnèrent un élan de solidarité parmi les hommes et de transformation du monde avec un message universel de sens, de justice et fraternité humaine.

Le modèle du Prophète et des compagnons n’a pas installé la dichotomie que nous constatons aujourd’hui entre d’une part, la haute spiritualité et d’autre part, la véritable participation, ente l’Éducation et la Politique, entre la recherche de l’Ihsan (le bel agir) comme horizon céleste et spirituel et la quête de la Justice comme finalité temporelle, sociale et politique. Bien au contraire ces deux quêtes se sont articulées harmonieusement et c’est ici que réside le renouveau que nous a laissé en héritage l’imam Abdessalam Yassine, paix à son âme et auquel il nous y invite ici et maintenant.


[1]Abdessalam Yassine, La révolution à l’heure de l’islam, page 91

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