Les clefs du changement

Qui n’a pas voulu à un moment ou à un autre, changer le cours de sa vie ? Ou contribuer aux changements sociétaux que notre monde réclame ? Certains matins nous nous levons avec un goût amer. Ce que nous voudrions, pour nous-mêmes, pour notre entourage, notre société, le monde, paraît inaccessible, comme une montagne qui nous écraserait de sa cime inflexible, nous plongeant dans une ombre impénétrable. Dès lors, n’entrevoyant aucune perspective, nous rajoutons à cette ombre une autre ombre, celle de notre renoncement au changement espéré.

Et pourtant. Le changement est à notre portée. Pour autant que nous remplissions certaines conditions. Tout projet doit en effet répondre positivement à trois questions préalables : le changement est-il nécessaire ? Avons-nous les moyens de ce changement ? Enfin, le voulons-nous ? En résumé : devons-nous changer ? Pouvons-nous changer ? Voulons-nous changer ?

Devons-nous changer ?

La première question relève du motif du changement. Celui-ci est-il impératif ? Certes, l’impérativité d’un motif, dès lors qu’il concerne la personne seule, est d’appréciation fort subjective. Nous ne réagissons pas toutes et tous de la même manière dans les mêmes circonstances. Un tel voudra rapidement changer de travail là où un autre restera malgré les difficultés. Tel couple songera à se séparer dès la première épreuve, tel autre fera le choix de persévérer. Un tel se résoudra à vivre sous la dictature, un autre prendra le chemin de l’exil, un autre celui de la résistance. Est-ce à dire qu’il n’y aurait aucun critère universel qui ferait que le changement devienne, à un moment particulier, une obligation ?

Pour celui qui règle sa vie sur les préceptes de la sagesse islamique, il n’en est rien. Que ce soit pour la conduite individuelle ou pour la vie collective, il existe des situations où le changement devient un impératif et où ne pas s’engager dans la voie du changement revient à fuir ses responsabilités. Face aux épreuves de la vie, qu’elles soient individuelles ou collectives, le Coran et la tradition prophétique nous fixent des critères d’évaluation et des règles d’actions, en un mot une méthode. Cette méthode, propre au Coran et à la tradition prophétique, établit les seuils sociaux, politiques et psychologiques qui ne peuvent être franchis sans nuire à la personne et son environnement, entraînant de facto l’obligation d’amorcer, pour la personne et/ou la collectivité concernées, le changement nécessaire, suivant l’orientation donnée par l’éthique musulmane et ses finalités. On peut donc parler d’une éthique musulmane du changement qui fixe les seuils au-delà desquels les personnes et/ou les collectivités sont sommées d’agir, qui indique les principes méthodologiques à appliquer lorsqu’on s’engage sur la voie du changement (pour l’essentiel : la sagesse et la miséricorde), qui énonce les objectifs à atteindre (la Justice et le Bel agir) et pose l’Horizon ultime à rechercher la satisfaction de Dieu très Haut.

Pouvons-nous changer ?

La deuxième question concerne les moyens de l’action. Cette question est évidemment déterminante. Quand bien même nous serions pénétrés de la nécessité d’agir pour le changement, si nous ne disposons pas des moyens de l’action, nous sommes condamnés à l’impuissance. Il est évident que d’un point de vue strictement légal, au sens de la Loi divine, nul n’est tenu de faire ce qu’il ne peut faire. Le pèlerinage en est la meilleure illustration qui est obligatoire pour celui qui en a les moyens et qui dispose du temps nécessaire. L’absence de moyens, de ressources, de capacités lève donc l’obligation. Pour autant, bien sûr, que nous ayons tenté préalablement d’acquérir les moyens d’agir. Et là, encore, le Coran et la tradition prophétique nous donnent des orientations claires, dont la moins négligeable est le fait de se préparer à l’action. Dans le contexte de la modernité où tout nous invite à réagir rapidement (et bien souvent avec émotion) cette sagesse divine est extrêmement précieuse.

Le croyant est invité à ne pas laisser le changement à l’action réactive et improvisée. Il est appelé à penser l’action et à prendre le temps de se doter des moyens nécessaires, tout en étant pénétré de la certitude que n’advient que ce que Dieu veut. Il n’y a rien de plus éloigné des enseignements de l’islam que le fatalisme que les orientalistes lui ont prêté. Cette attitude passive et démissionnaire, que l’on a pu observer dans les peuples musulmans, n’est rien d’autre qu’une forme dégénérative du lâcher prise, de la remise confiante à Dieu qui, elle, n’a jamais signifié l’abandon de l’engagement. Et donc, quand le devoir d’agir pour le changement se présente, un autre devoir s’impose au croyant : préparer le changement, concrètement, pratiquement.

Voulons-nous changer ?

La troisième et dernière question n’est pas moins cruciale puisqu’elle touche à la volonté. Nul projet n’est réalisable sans cette faculté. Quand bien même je serais certain de la nécessité d’agir, quand bien même je serais en mesure de le faire, si je ne le veux pas, pour quelque motif que ce soit, rien ne changera. L’exemple le plus parlant en la matière est la persévérance dans le mal. Nous pouvons être convaincus que telle action ou telle action n’est pas aimée de Dieu, être en mesure de revenir à un comportement aimé de Lui et pourtant nous ne faisons rien, et ce par manque de volonté. Le grand compagnon Omar Ibn Al-Khattab (que Dieu l’agrée) s’étonnait de la situation de deux hommes : l’un est convaincu que le bien est la meilleure des choses mais il ne transpose pas cette conviction dans le domaine de l’action (il sait, mais n’en fait rien…), et quant à l’autre, il est capable de mettre toute sa volonté dans le mal (il développe des trésors d’énergie pour satisfaire ses besoins). Si l’action, portée par la volonté, ne suit pas le savoir, nous sommes réduits à n’être que des songe-creux. Une des vertus du croyant est la mise en application. «… Nous avons entendu et nous avons obéi », nous dit Dieu à la fin de la sourate La Génisse, en prêtant ces propos aux croyants.

La volonté, néanmoins, doit être distinguée de la spontanéité du désir, ou de la simple envie. La volonté n’est possible, en effet, que fondée sur la connaissance. La volonté, c’est l’intention portée à la conscience. De ce point de vue, plus l’intention s’enracinera dans la certitude, plus la volonté sera forte et déterminée. Elle aidera alors à franchir les obstacles qui ne manqueront pas de se dresser sur la voie du changement. Le Coran et la Tradition prophétique nous apprennent néanmoins que cette volonté humaine n’est pas absolue et qu’elle est subordonnée et consécutive à la volonté divine. La volonté primordiale appartenant à Dieu, Lui qui « Quand Il veut une chose, Son commandement consiste à dire : « Sois » et elle est »[1]. La volonté humaine est donc relative. Mais dès que la volonté humaine, toute relative qu’elle soit, se fonde sur la connaissance certaine de Dieu et de Sa Loi et qu’elle se déploie sur le chemin de Dieu, elle converge avec la volonté divine, la seule réelle et, dès lors, favorise la présence à Lui, Son adoration et la recherche de Sa satisfaction. La volonté de Dieu, absolue, fait dès lors de la volonté humaine, relative, une faculté opérative. C’est en ce sens qu’il est dit que lorsqu’une créature veut agir dans la voie du bien, c’est que, préalablement, Dieu veut, pour cette créature, un bien. Notre volonté individuelle, lorsqu’elle vise le bien, est donc un bienfait de Dieu à notre égard, une voie d’accès à Lui.

Trois clés

Comme nous l’avons exposé brièvement ci-dessus, l’Islam propose donc à l’homme une méthodologie du changement qui articule devoir, pouvoir et volonté, tout en situant ces trois critères du changement dans le cadre de l’Unicité divine, de l’éthique qui en découle et de la place qu’Il a assigné à l’homme dans l’univers, en tant que vicaire. Tout ne peut pas être fait et accepté impunément. Il y a des limites qui ne doivent pas être franchies et il incombe à tout homme, et plus particulièrement à tout croyant, d’œuvrer, dès lors que ces limites sont franchies, à rétablir le bien et, de cela, chacun sera aussi tenu responsable. On se souvient de l’histoire de cet homme qui passa sa vie en adoration alors que la société autour de lui vivait dans l’injustice, la dénégation et la transgression morale. Il ne fut tenu aucun compte de cette adoration de toute une vie, car cet homme avait manqué à une obligation première : combattre l’injustice et rappeler Dieu à ses contemporains.

A partir de ces trois critères, il est donc possible d’interroger nos projets de changements, que ceux-ci relèvent de la sphère individuelle ou collective. L’application de ces trois critères permet en effet de clarifier notre relation à telle ou telle problématique. Telle volonté de changement est-elle mue par une réelle nécessité (un devoir) ou par une pulsion passagère de l’Ego ? S’il ne s’agit que d’une injonction égotique, ne devrais-je pas plutôt patienter et travailler sur moi-même ? Telle volonté de changement se heurte à des impossibilités matérielles. En ce cas quelle décision dois-je prendre ? Renoncer ? Ou me donner les moyens du changement en établissant un plan d’actions… ? Et si tel devoir de changement ne rencontre pas la volonté nécessaire, que dois-je faire ? Continuer dans l’erreur, la démission, la passivité ou me tourner vers mon Seigneur et Lui demander de m’accorder cette volonté qui me fait défaut ? On le voit, ces trois critères sont comme trois clefs qui nous permettent de nous situer dans la dynamique du changement et, le cas échéant, de mettre en œuvre les actions qui permettront de l’initier et de le continuer, sachant que n’advient que ce que Dieu veut.


[1] S.36, v.82

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