Les musulmans face au défi identitaire

À l’aube des élections présidentielles 2017 et à la lumière des dernières déclarations de François Hollande sur l’Islam, nul doute que durant les prochains mois, les débats se cristalliseront autour du sujet laïcité/communautarisme. La Finance internationale laissera place à la menace musulmane et les questions identitaires supplanteront les questions sociales. La machine est déjà en route. Zemmour est en roue libre et les Français sont plus inquiétés par le burkini que par le Tafta. Dans cette impasse, il incombe de revenir sur les éléments qui ont accouché de l’identitarisme et de proposer des pistes de sorties.

Les années 70 jusqu’à la fin des années 90 marquaient l’ère du rêve américain pour tous. Nous assistions alors progressivement à la dissolution des groupes et des normes, entraînant l’exaltation des singularités et des différences, au détriment de ce qui rassemble.

Dans le même temps, les néo-libéraux faisaient du business l’horizon indépassable de l’époque. Assez brutalement, la quête du bonheur égoïste se substituait aux grandes idées et projets collectifs. Le syndicalisme, les mariages et les baptêmes s’effondraient en même temps que certaines valeurs comme le respect de la parole donnée, l’attachement à la famille et l’écoute des anciens. Adhérant malgré eux à l’utilitarisme hédoniste de Jeremy Bentham, les hommes mutaient en agents économiques, maximisant leurs profits et diminuant leurs peines. Pourtant, au lieu d’atteindre le paradis promis sur Terre, nous héritons aujourd’hui d’un monde écologiquement dévasté, nous assistons au braquage des États par les banques et nous devons nous préparer à la précarisation pour tous. Un monde où 1% de la population détient la moitié des richesses du globe.

Afin d’éviter que les contestations ne se multiplient et entraînent la chute d’un système à côté duquel l’Ancien Régime est un camp de vacances, la caste politico-médiatique, si soucieuse de préserver les intérêts de ceux qui la nourrissent, s’emploie quotidiennement à désigner un autre coupable aux maux que traversent nos sociétés. Elle peut s’appuyer sur des masses qui, usées et gavées par l’égoïsme libéral, souhaitent revenir à plus de commun. Cette saine aspiration est alors détournée pour accuser certains de nuire à la cohésion nationale et de porter des valeurs incompatibles avec la République : les Musulmans. Récurrence de l’Histoire, les classes aisées ont toujours fabriqué un ennemi pour maintenir un modèle qui leur profite, peu importe le prix à payer.

Ainsi, les discours dominants dans les médias multiplient les appels au « vivre-ensemble ». Cet appel s’adresse uniquement aux Musulmans, suspectés d’être réticents au mode de vie français. Il s’agit donc d’une injonction à montrer des signes de soumission à une République se servant de la laïcité pour entretenir les peurs et exclure une catégorie de Français. Du côté des leaders d’opinions musulmanes, deux attitudes se dessinent face à  cette exigence politique. Il y a ceux qui s’y jettent corps et âme, lançant de grands discours exaltant la République et la France, appelant les jeunes Musulmans à respecter les lois de la République et à aimer ce beau pays. De l’autre côté, il y a ceux qui contestent vivement ce chantage et mettent toute leur force et leur talent à dénoncer le racisme constant et l’islamophobie grimpante, allant même jusqu’à comparer les Musulmans aux Afro-Américains victimes de ségrégation il y a peu, voire aux Juifs des années 30.

Dans ce jeu à trois bandes, il convient de ne pas se laisser emporter par les émotions ou les appartenances communautaires. Le défi de tout citoyen français en cette période trouble est de sortir de l’esprit partisan, d’être nuancé et d’avoir constamment en tête la volonté de (re)construire des ponts entre des univers que l’époque ne cesse d’opposer. Crier au racisme ne suffit pas. La diabolisation des idées xénophobes, ces trente dernières années, n’a fait qu’amplifier et renforcer les positions extrêmes. Le Parti socialiste de Mitterrand, jusqu’à aujourd’hui, n’a cessé d’agiter l’épouvantail Le Pen pour conserver son aura. À ce jour, une victoire du Front national dans un futur proche ne relève plus du fantasme. Ainsi, il est indispensable de comprendre les rouages de cette nouvelle vague identitaire et néoconservatrice qui s’empare progressivement des têtes et des cœurs. C’est seulement après un diagnostic que l’on peut proposer les nouvelles modalités d’un vivre-ensemble sincère et solide.

Les artisans de l’identitarisme

Le tournant libéral des années 80, conjointement à la chute du régime soviétique, entame une période d’exaltation de l’individu où tous sont sommés de poursuivre leurs intérêts égoïstes. Le développement des crédits et le matraquage publicitaire quotidien incitent les classes moyennes à imiter le mode de vie de ces riches tant vantés dans les sitcoms (Beverly Hills, Amour gloire et beauté, Melrose Place …). Le processus de mondialisation délocalise la production et permet de produire à moindre coût. Les classes populaires accèdent alors à d’innombrables gadgets leur donnant le sentiment de ne plus appartenir au prolétariat et de vivre une vie de bourgeois.

Dans le même temps, les années 80-90 symbolisent la prolifération des luttes. Les luttes sociales s’affaiblissent, le syndicalisme est en crise et l’engagement militant diminue. Ce sont les combats minoritaires et identitaires qui tirent leur épingle du jeu. Des nouvelles tribus se recomposent sur d’autres critères que la condition sociale. L’identité se définit peu à peu par ceux avec qui on a envie d’être et non ceux avec qui nous vivons. La notion de Liberté prend un tout autre sens. Il s’agit désormais de s’émanciper de toutes appartenances et tous déterminismes. Certains iront même, à l’instar de Clémentine Autain, jusqu’à définir la nature comme fasciste, car elle imposerait des normes aux individus. C’est dans ces années-là que se développent les études sur le Genre. Mode de vie à la carte, déraciné, sans prise en compte des liens sociaux, et de l’appartenance immédiate et héritée tracent désormais les contours des nouvelles identités.

Des médias comme Canal+ et Skyrock valident cette nouvelle ligne de fracture en se faisant promoteurs d’une nouvelle culture : l’humour avant tout et le mépris des traditions. Les Deschiens (série télévisée française) incarnent les Français beaufs, tandis que Jamel Debbouze devient l’icône d’une génération. Le rap devient à la mode, même quand il insulte les mères (NTM : il y aura toujours un philo-sociologue de gauche pour décrypter la profondeur révolutionnaire de ces trois lettres, là où Joey Starr ne voit qu’une insulte). La victoire à la Coupe du monde 98 est la consécration d’une idéologie où les différences priment sur ce qui nous est commun.

Derrière la promotion d’un multiculturalisme se résumant à la dimension visible (soit l’exaltation des particularismes culinaires, vestimentaires, musicaux etc.) se cache la volonté d’uniformisation des valeurs. La différence se tolère à condition qu’elle s’insère dans la cadre de la Modernité consumériste et de sa dynamique capitaliste. En d’autres termes, tant que la nouvelle culture ne s’oppose pas au règne du business, elle est acceptable.

La vague néo-républicaine

Les années 2000 annoncent conjointement l’irruption brutale d’actes terroristes commis par des groupes se revendiquant de l’Islam ainsi que par l’émergence, toute aussi brutale, de la crise financière. C’est par un constant matraquage médiatique, par une utilisation des hommes politiques mais aussi par une carence de réponses des cadres musulmans, que le lien entre terrorisme et la communauté musulmane s’enracine dans les consciences de nos concitoyens. C’est sur ce ressentiment que germent les néo-républicains.

Exploitant la moindre anecdote anodine, ils s’emploient à construire un ennemi interne menaçant les valeurs de la République. Mais de quelle République s’agit-il ? De quelles valeurs parlent-ils ? Ce qu’ils défendent, c’est avant tout une république bourgeoise défendant les intérêts des possédants. La République a rarement été autre chose que cela. Que ce soit en 1789, 1848 ou encore 1871, les aspirations populaires ont toujours été réprimées. Au début du XXe siècle, les mouvements socialistes menaçaient de renverser un capitalisme sauvage. La construction de l’ennemi allemand focalisa l’attention de l’opinion publique. Les nationalismes, durant la première moitié de ce siècle, évincèrent la lutte des classes.

Ainsi, aujourd’hui, une nouvelle vague néoconservatrice teintée de républicanisme déferle sur les médias et les réseaux sociaux pour annoncer le risque d’une islamisation du pays. Le moindre bout de tissu menacerait la cohésion nationale. Le voile sert à cacher la forêt. Cette forêt de chômage, de précarité, de Tafta, de loi El Khomri.

Ces identitaires républicains et néoconservateurs (parmi lesquels on compte autant de politiques de Droite que de Gauche) sont tels que Bossuet les décrit lorsqu’il dit : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». En effet, sûrement parce qu’ils chérissent leur position sociale de petit bourgeois et ne souhaitant pas renoncer aux avantages que leur a octroyés le système, ils préfèrent trouver en la présence musulmane les causes des problèmes que rencontre notre société.

Face à ces prétentions, la parole musulmane reste trop imprégnée par le déni et par des réflexes de victimisation. Les #NotInMyName ou les « ça n’a rien à avoir avec l’islam » ne suffisent pas à contrecarrer les arguments identitaires. Au contraire, ils ont même tendance à donner du crédit à leurs accusations et laisser penser que justement, ça à tout à voir avec l’Islam. Les néo-républicains et autres islamophobes trouveront toujours des textes dans les références islamiques pour valider leurs thèses. Pour les Musulmans, il importe donc de ne pas fuir les débats et autres questions-pièges mais de savoir y répondre et surtout, de pouvoir réorienter les discussions sur les problèmes centraux de notre pays.

Quel vivre-ensemble ?

Les Musulmans n’échapperont pas aux questions identitaires. Une partie non négligeable de nos concitoyens s’interroge, et il ne suffit pas de balayer leurs préoccupations par un simple revers de main condescendant. Nombre de Musulmans acceptent que l’autre ait des inquiétudes, même si celles-ci sont disproportionnées, et engagent le débat et les échanges. Ils sont à l’écoute de concitoyens travaillés au quotidien par les médias et les politiques. Alors que ces derniers se consacrent à monter des Français contre d’autres, dans le seul but de maintenir l’exploitation de tous les individus par les possédants, des Musulmans se vouent à construire des ponts avec les gens ordinaires, apaiser les craintes et témoigner de leur foi. Ils sont de ceux qui privilégient les combats sociaux communs aux revendications communautaires. Nous regrettons que les médias fassent peu écho de ces travaux, mais également qu’une poignée de leaders auto-proclamés des Musulmans monopolisent l’espace médiatique pour délivrer des discours démagogiques renforçant les sentiments de victimisation et creusant des fossés entre les citoyens.

Ainsi, en cette période de crise économique et alors que les politiques veulent soumettre tous les pans de la société à la nécessité économique (du sport à la santé, en passant par l’éducation), nous souhaitons voir émerger des leaders d’opinion prenant à contre-pied les exigences de ce vivre-ensemble consensuel exaltant les différences. Nous désirons voir se dessiner une réelle pensée critique sociale, imprégnée de spiritualité, du mode de gouvernance capitaliste détruisant le lien social et isolant les individus. Ce type de posture originale amènera les gens modestes, dont beaucoup peuvent être séduits par les discours xénophobes, à percevoir les Musulmans non pas comme une catégorie spécifique mais comme leurs concitoyens.

En d’autres termes, l’éradication de l’image négative du Musulman passera par un combat culturel gramscien. Ce ne sont pas des procès qu’il faut gagner mais des cœurs qu’il faut conquérir. Et cela pourra notamment se faire en pourfendant le « fascisme de la consommation » et au prix d’une farouche volonté de lutter pour la justice sociale. Car la plus belle tradition française est celle de la lutte pour les gens de peu. De Proudhon à Jaurès, en passant par ces gens qui ont versé leur sang pour des idéaux comme celui de La Commune en 1871, c’est pour cette France-là, cette République sociale qu’il faut travailler. Et ces utopies réalistes font écho au cœur du message coranique qui, dès les premières révélations, enjoignait le messager Muhammad d’affranchir les esclaves, de nourrir les pauvres et de prendre en charge l’orphelin. Le message coranique est avant tout pratique et social. Il n’est pas un mode d’emploi pour atteindre le salut individuel, mais une boussole orientant les Hommes vers l’accomplissement de la Justice et de la Liberté.

Louis Alidovitch, écrivain, auteur de l’essai « La Barbe qui cache la forêt »

Source : https://comptoir.org/2016/10/18/les-musulmans-face-au-defi-identitaire/

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