A la recherche du Réel perdu (2/2)

La crise de la complexité que vit le monde depuis la fin du XXème siècle nous permet de jeter un éclairage sur ce dilemme posé il y a cinq siècles au monde par la Modernité occidentale.

 

A son état naissant la science était trop faible et son impératif était de connaître pour connaître. Et dans ces conditions, elle ne pouvait pas supporter que la théologie et la politique lui donnent des interdits.[1] La science s’est donc bornée au champ cognitif ; éliminant de sa recherche la morale et la politique. Telles ont été les conditions du développement de la science. Aujourd’hui, ces conditions sont dépassées. Science et technique ne peuvent agir sans une pensée qui relie, globalise et contextualise tout ce que leur existence implique.  De quelle nouvelle approche du réel s’agit-il ?

La première discipline scientifique à ouvrir le bal de l’ébranlement conceptuel est la physique. Elle a commencé à faire son mea culpa en rétablissant le rôle du lecteur dans le grand livre de la Nature. La physique quantique interroge le statut de la réalité et de la relation entre la réalité physique et son observateur. Elle démontre ainsi que le visage que nous montre la réalité dépend de la façon dont on l’observe. La description du réel n’a pas sens si dans cette description on n’intègre pas la façon dont on a voulu l’observer. Cette seule remise en question de l’objectivité de la réalité de la matière nous montre que la science ne peut donner du réel qu’une description sur la perception que nous avons des choses et non sur ce qu’elles sont. Elle remet en cause bien d’autres principes si chers au positivisme.[2]

La crise ou le défi ?

Il peut paraître étrange pour analyser la crise actuelle de se réfugier dans la physique quantique. Or, à l’exception des mathématiques qui étudient des entités théoriques, toutes les sciences traitent d’objets qui sont, en dernière analyse, composés par les entités qu’étudie la physique quantique. La vision que nous apporte cette dernière sur notre perception de la réalité a des implications importantes en toute science, et particulièrement en science sociale. La métamorphose qui s’opère dans notre approche du Réel conteste le réductionnisme scientiste et mécaniste en affirmant qu’il y a une limite au savoir, il y a de l’incertitude, de l’imprévisible. L’enjeu devient politique, cognitif et même vital. On débauche ainsi sur le principe en toute chose de précaution et d’écologie[3], et vers une politique tournée vers l’avenir tenant compte de notre fragilité, des limitations de nos ressources et des équilibres vitaux. En ce temps de métamorphoses importantes, tout éclaircissement sur la réalité ne peut que nous être utile. Ainsi, on peut retenir plusieurs points qui peuvent nous servir à revoir notre rapport à la connaissance et notre compréhension du monde.

La réalité n’est pas entièrement connaissable par la science. La science peut nous donner des lueurs sur le réel. Mais elle ne peut le dévoiler entièrement. Et cela non parce que l’état actuel de nos connaissances est insuffisant. Même si celles-ci progressent de façon immense au cours des prochains siècles, elles ne pourront jamais décrire la totalité du réel. Car l’apport de la métamorphose qui se joue actuellement dans le monde des idées, est que nous devons accepter le fait que la réalité indépendante n’est ni incluse dans le temps, l’espace, l’énergie ou la matière. Et donc, nous devons admettre l’existence d’un autre niveau de réalité.

Cette conception de réalité, nous amène à penser que, sans pouvoir être prouvées, les différentes quêtes par l’art, la philosophie, les religions pour atteindre un Être qui se situe au-delà des apparences, doivent être désormais considérées comme non a priori absurdes et ne peuvent pas écartées d’un revers de main. Mohammed Iqbal[4] établissait déjà un fort lien entre connaissance et expérience religieuse. Pour lui, la religion, dans ses formes les plus nobles, s’élève plus haut que la poésie. Elle va de l’individuel à la société. Elle élargit le champ de ses revendications et va jusqu’à lui offrir la perspective d’une vision directe de la réalité. Il conclut ainsi, que seule l’expérience religieuse, sorte particulière d’expérience intime, peut faire assimiler à l’homme un univers étranger naissant.

D’un point de vue pratique, l’écologie de l’action doit primer dans nos décisions. Cette dernière postule que, toute action donnée entre dans un milieu historique, naturel et social et va donc rencontrer des obstacles et toute une série de mouvements multiples qui risquent de la faire changer de chemin ou même de la retourner contre son initiateur. Elle permet ainsi à l’homme d’être non plus dans une posture de maitre et possesseur de la Nature, mais d’apprendre à naviguer dans un monde incertain avec en tête deux garde-fous. Le premier qui permet de comprendre que toute décision, dans un milieu incertain, est un pari. Et le second, qui met en lumière que les effets à long terme d’une décision ou d’une action sont imprédictibles.[5]

Enfin, « Il nous faut comprendre que la révolution d’aujourd’hui se joue non tant sur le terrain des idées bonnes ou vraies opposées dans une lutte de vie et de mort aux idées mauvaises et fausses, mais sur le terrain de la complexité du mode d’organisation des idées ».[6] Seul une telle complexité pourra nous permettre de rendre compte de phénomènes aussi différents que les rapports de succession ou de transformation mutuelle entre les langues, la stabilité des perceptions, la sensibilité des marchés financiers aux projections vers le futur, les écarts à la rationalité des agents économiques, ou l’influence sur les décisions humaines de l’ordre dans lequel les choix sont offerts.

Dans ce contexte, on ne peut que voir la crise financière et économique comme un symptôme de la fausse route  que prend le monde sur son chemin. Et dans ce voyage, on ne peut que méditer  ce conseil que reçu Muhyiddin Ibn ‘Arabi avant d’entreprendre son pèlerinage à la Mecque : «O toi qui cherches le chemin qui conduit au secret, reviens sur tes pas, car c’est en toi que se trouve le secret tout entier»[7] et susurrait constamment cette prière du Bien Aimé, que les Salutations et Bénédictions de Dieu sur lui : « Mon Dieu ! Accorde-moi de connaître la nature ultime des choses ! ».

 


[1] Ce constat est particulièrement valable dans le contexte européen de censure des savoirs menée par l’Eglise Catholique au cours du moyen âge jusqu’à la grande Réforme de l’Eglise.

[2] Pour plus de détail sur la démonstration scientifique, nous invitons le lecteur à se référer au livre de Bernard D’Espagnat   A LA RECHERCHE DU REEL. Le regard d’un physicien, 2ème édition, 1993.

[3] Au sens large et non politique.

<p’>[4]Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, Mohammed Iqbal Edition rocher (1996)

[5] Quand Malraux a rencontré Zhu Enlai, ministre des affaires étrangères de Mao ; dans la Chine communiste, il lui a demandé « que pensez-vous des effets de la Révolution française en 1989 ? », ce dernier lui a répondu, « c’est encore un peu trop tôt pour répondre à cette question ». Edgar Morin, nous dit que cette réponse était sage car à l’époque, il n’y avait pas eu d’implosion de l’union soviétique, ni le changement total mené par Den Xioping en 1989-90. A très long terme, on ne peut pas prédire les actions.

[6] Edgar Morin, La méthode 4 les idéees. Page 238.

[7] Muhyiddin Ibn ‘ Arabi, Kitâb al-isrâ, ed. Souad al-Hakîm, Beyrouth, 1988, p. 59.

 

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