Quelle éducation pour apprendre à lire le Réel ?

« Fuyons comme la peste cette idée néfaste que tous les enfants doivent être jetés dans le même moule : chaque enfant est un être unique et le but ultime de toute éducation est de prendre l’enfant avec tous ses défauts, avec toutes ses imperfections, avec toutes ses possibilités, tel que la nature nous l’a fourni, et d’en tirer le mieux possible »

 

A la pensée sur l’éducation de John Locke, nous pourrions ajouter que nous devons fuir comme la peste le paradigme sur lequel repose notre système éducatif. Il faut rendre à l’éducation sa vocation primaire ; celle de préparer l’homme à faire face à la vie. L’éducation est une force formidable qui permettrait de préparer l’homme à faire face aux métamorphoses à venir, mais à la seule condition de lui faire subir des métamorphoses à la hauteur de celles attendues. Comme nous l’avons vu, l’économie naissante, qu’il s’agisse d’Internet, du développement durable ou de l’économie sociale et solidaire, exigent la coopération, la créativité, la faculté d’adaptation. Nous sommes face à la nécessité absolue de réformer notre système éducatif pour faire face aux métamorphoses à venir.

Pourquoi métamorphoser l’éducation ?

Le modèle éducatif dont nous avons hérité est issu de celui du siècle des « Lumières ».  Comprenons, un système élaboré il y a plus de deux cents ans, à l’origine de la révolution industrielle, et de la quasi-totalité des idéologies matérialistes du XXème siècle. Et le modèle scolaire répond toujours aux besoins de l’industrie fordiste et tayloriste. Ce modèle éducatif a su fonctionner en s’appuyant sur une large adhésion démocratique sous entendant : étude, réussite, et insertion dans la société par le travail, travail qui était garanti une fois le diplôme obtenu. Les écoles sont le plus souvent à l’image de l’usine où on sonne la cloche pour donner le rythme de travail, où on compartimente les savoirs  et les classes comme si on produisait des pièces automobiles par atelier. Le système éducatif a hérité de la pensée productiviste jusqu’à atteindre un paradoxe ; celui de produire des citoyens qui épousent une vision spécifique et limitée de l’économie et  des enjeux sociétaux.

Théorisée dans les années 60 la théorie divergente ou latérale comme nommée par Edward de Bono[i], spécialiste maltais de la pensée cognitive, nous apporte quelques éléments de réflexion et des outils pratiques pour métamorphoser notre façon de voir l’éducation. La pensée latérale repose sur la capacité à penser hors du cadre (Outside of box) laissant la place à l’imagination et aux solutions impossibles auxquelles on n’aurait pas pensé autrement. La réflexion d’Edward de Bono repose sur sept thèmes :

1 – Nous utilisons un système de pensée qui s’assimile à un logiciel influencé par Socrate, Platon et Aristote, soit un logiciel vieux de plus de 2400 ans, qu’il serait temps de mettre à jour.

2 – La créativité de la pensée est une habilité et comme tel n’est pas accessible qu’aux artistes ou aux personnes prédisposées.

3 – L’exemple de la Chine est révélateur d’une civilisation qui a eu une avance technologique extraordinaire il y a 2000 ans mais qui a échoué en pensant qu’on ne pouvait avancer que de certitude en certitude.

4 – Être créatif, ce n’est pas faire différemment mais simplement apporter des idées qui ont de la valeur. Produire des idées différentes, pour simplement le plaisir de faire différent, ne prouve en rien la valeur de la pensée.

5 – Il y a une réelle peur de faire des erreurs, peur qui devient un vrai frein à la créativité. Le fait d’essayer une idée et de se tromper est dans notre langage associé à une erreur. Se tromper est une des conditions à la créativité.

6 – La pensée logique s’appuie sur l’expérience et sur ce qui a été dit précédemment dans l’Histoire. La pensée latérale voit la provocation comme le seul outil  permettant de remettre en cause un système et d’affirmer  une idée qui trouvera sa raison d’être à postériori.

7 – Conséquence logique de ce qui a été dit précédemment, il  faut sortir des sentiers battus et la pensée usuelle pour être créatif. Pour cela, le processus de la pensée doit modifier les différents paramètres du système de pensée en place que nous nommons académiquement paradigme.

Les sept points développés par Edward de Bono et bien d’autres penseurs adeptes de la pensée divergente, permettent de comprendre qu’il faut dépasser la scission entre compétences intellectuelles et non intellectuelles, et encourager la collaboration car les acquisitions de bases s’acquièrent en groupe et que le groupe alimente la coopération qui elle-même alimente le développement et la créativité.

Quelle éducation pour demain ?

L’un de nos défis pour demain sera de modifier nos modes de pensée de façon à faire face à la complexité grandissante et à la rapidité des changements qui caractérisent notre monde. Nous devons pour cela reformuler les politiques et les programmes éducatifs. Nous avons vu avec Edward de Bono comment tout programme éducatif devrait promouvoir la créativité. Edgar Morin, auteur de la Méthode[ii], met en avant sept savoirs fondamentaux que l’éducation devrait traiter dans toute culture, sans exclusivité ni rejet, selon les modes et règles propres à chaque société et chaque culture.

– Il faudra connaitre ce qu’est la connaissance. Avoir pour ambition de connaitre nécessite de savoir ce qu’est la connaissance, ses limites, ses erreurs et ses difficultés. La connaissance n’est pas un outil « ready made ». Ainsi, chaque individu sera armé dans le combat vital pour la lucidité.

– Nécessité de mettre fin au règne de la connaissance fragmentée et de promouvoir une connaissance capable de saisir les problèmes globaux et fondamentaux. Cela impliquera que les esprits seront capables de saisir la réalité et les phénomènes humains dans leur contexte, leurs complexes, et leurs ensembles.

– La notion de discipline dans l’enseignement classique a rendu impossible la connaissance de la nature humaine. Il est devenu impossible d’apprendre ce que signifie être humain. Il faut restaurer la dimension complexe de l’homme de façon à ce que chacun prenne connaissance et conscience à la fois de son identité complexe et de son identité commune avec tous les autres humains.[iii]

– Il faut apprendre le complexe de la crise planétaire, montrant que tous les humains sont confrontés aux mêmes problèmes de vie et de mort et qu’ils partagent une même communauté de destin.

– La nécessité dans le savoir d’abandonner les conceptions déterministes de l’histoire humaine qui croyaient pouvoir prédire notre futur.

– Il faut enseigner la compréhension mutuelle entre humains, aussi bien proches qu’étrangers. Ceci est d’autant nécessaire qu’il s’agirait d’étudier les symptômes et les causes des racismes, des xénophobies et mépris.

– Enfin comme conséquence logique, l’éthique ne saurait être enseignée par des leçons de morale. Elle doit se former dans la conscience à partir de l’idée que l’humain est à la fois individu, partie d’une société et partie d’une espèce. Cela se traduit par un savoir et un système éducatif qui développe une volonté de réaliser la citoyenneté  terrienne.

L’éducation doit donc provoquer des changements de valeurs et d’attitudes sur les plans individuels et collectifs. Depuis une dizaine d’années, des centaines de projets éducatifs sont expérimentés à travers le monde. Ces expériences privilégient une approche globale de la réalité en mettant en évidence les interrelations entre dimensions sociales, politiques, économiques, écologiques et culturelles. Il s’agit le plus souvent de développer un espace d’éducation ouvert à la participation active, créative, orienté vers l’action et le changement social.

Des projets éducatifs innovants

En France, parmi les différents projets innovants, le collège Clisthène à Bordeaux[iv] est l’un des plus connus. Le projet s’appuie sur une conception différente des temps scolaires, au niveau de la journée comme de la semaine ou de l’année. Ainsi, les élèves bénéficient d’un temps d’accueil d’une trentaine de minutes chaque matin et la séquence d’enseignement est de 1h30, ce qui garantit une qualité et un temps d’expositions  aux apprentissages conséquents. Les temps d’enseignement est éclaté en trois temps : un tiers du temps est disciplinaire le matin, un tiers du temps interdisciplinaire, favorisant le travail en groupe et l’autonomie, et enfin un tiers du temps d’ateliers prioritaires dédiés aux activités artistiques, sportives ou sociales, activités qui sont marginalisées dans les cursus traditionnels. Le collège Clisthène met en place une vraie personnalisation de l’enseignement. Le collège repose sur un engagement volontaire et fort des enseignants et un travail en équipe, avec des règles hors normes telles que l’annulation des temps de service. L’ensemble du projet repose sur une forme de citoyenneté impliquant une participation de tous les acteurs (enseignants, élèves, parents) et une séries de droits et devoirs qui sont régulièrement réexaminés et discutés. Il en résulte un cadre éducatif qui favorise la créativité en utilisant l’intelligence collective et développe une culture de la critique constructive qui n’est ni destructive, ni émerveillement béat.

Dans le même esprit, le Dispositif de la Main à la pâte[v] vise l’articulation des apprentissages scientifiques, la maîtrise des langages et l’éducation à la citoyenneté. Il décloisonne ainsi les savoirs pour les replacer dans leur contexte réel. Depuis septembre 2007, l’école primaire de Châteaudun, à Amiens, accueille 230 élèves âgés de 4 à 11 ans expérimente des plates-formes collaboratives susceptibles de poursuivre l’enseignement au-delà des heures scolaires. Cette expérience doit s’étendre à toutes les écoles d’Amiens.

Aux Etats-Unis, le département de l’éducation de la ville de New York tente de réinventer l’éducation à travers l’Innovation Zone (« iZOne)[vi]. Ce dispositif a pour objectif de personnaliser l’apprentissage, faisant la part belle au soutien individuel, au travail collaboratif, à l’utilisation des outils en ligne, à une diversification des initiatives pédagogiques pour favoriser la motivation et l’autonomie des élèves. Selon les autorités new-yorkaises, il s’agit de sortir du « modèle industriel traditionnel de la scolarité ». Lancé en 2010, le dispositif concerne actuellement 160 écoles dans cinq grands quartiers composant New York City. Depuis plus de dix ans, plusieurs projets innovants d’éducation sont expérimentés sur la côte Ouest américaine. Ils visent à apprendre aux enfants à renouer avec leur intelligence émotionnelle et ainsi à mettre leur intelligence en harmonie avec leurs émotions. Les différentes méthodes appliquées dans ces écoles visent à rendre à la vie quotidienne sa civilité et à la vie communautaire son humanité à travers l’éducation.[vii]

L’objectif de ce texte n’est pas de répertorier tous les projets existants mais de montrer qu’il y a de formidables expériences qui sont nées de la volonté de redonner à l’éducation sa fonction primaire. Nous renvoyons le lecteur à consulter régulièrement le site internet du Sommet WISE (sommet mondial pour l’innovation en éducation)[viii] qui recense de nombreuses initiatives. L’édition 2013 s’est conclue avec ces mots d’Edgar Morin : « Apprendre à vivre, c’est faire face à la problématique de la vie dans son ensemble, ce que l’éducation classique aujourd’hui ne sait pas enseigner. »

Sous l’influence des initiatives citoyennes et de l’émergence d’une nouvelle vision du monde, dernière de nos métamorphoses qui fera le sujet d’un dernier article, nous devons renouveler notre grille de lecture de l’éducation si nous voulons faire face au monde comme il s’offre à nous. Car comme le renard enseigne au petit prince qu’« On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux»[ix], il est fort à parier que seule une éducation réconciliant l’homme avec lui-même sera capable de produire des citoyens capables de se forger une vision complète et unique du Réel, ce qui préserve du dogmatisme et du fanatisme de quelque forme que ce soit.

 


[i] Edward de Bono né le 19 mai 1933 à Malte. Cf The Use of Lateral Thinking (1967)

[ii] La Connaissance de la connaissance (t. 3), Le Seuil, Nouvelle édition, coll. Points, 1992 et  Les Idées (t. 4), Le Seuil, Nouvelle édition, coll. Points, 1995.

[iii] Dans le chapitre enseigner la condition humaine, Edgar Morin indique comment il est possible, à partir des disciplines actuelles, de reconnaître l’unité et la complexité humaines en rassemblant et organisant des connaissances dispersées dans les sciences de la nature, les sciences humaines, la littérature et la philosophie, et de montrer le lien indissoluble entre l’unité et la diversité de tout ce qui est humain.

[iv] http://www.clisthene.org/

[v] http://www.fondation-lamap.org/

[vi] http://schools.nyc.gov/community/innovation/izone/default.htm

[vii] Nous invitons le lecteur à trouver plus de détails sur le site internet de l’EIDI http://www.eidi-results.org/ ou à lire l’Intelligence Emotionnelle de Daniel Goleman.

[viii] http://www.wise-qatar.org/

[ix] Petit Prince (1943), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard jeunesse, coll. Hors luxe,  chap. 21, p. 72

 

Un commentaire

  1. WISE est un projet sponsorisé par des groupes pétroliers dont Exxonmobile qui ravage la vie sociale de millions d’enfants (voir le site internet du projet: http://www.wise-qatar.org/ ). Bien que l’idée à l’origine soit louable, à savoir considérer chaque enfant comme unique, les intentions derrière peuvent servir des logiques les desseins futurs des grands industriels (d’un coté irresponsabiliser et infantiliser une partie majoritaire des futures générations en promulguant un enseignement pas sérieux, de l’autre tirer des nouvelles techniques pour préparer des élites privilégiés). Qu’en pense l’auteur ? Changer des standards de longue durée en des temps de floue et d’hégémonie peut être une bonne comme une mauvaise idée, cela dépend de ce que l’on compte en faire.

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